lundi 12 octobre 2020

Maintenant Il Est Temps de Récupérer les Instants Perdus.

Alicia Galienne, la jeune poétesse emportée à vingt ans par une maladie du sang, était andalouse par sa mère, Silvita. Peu après sa mort, celle-ci fit rapatrier d’Andalousie la dépouille d’un grand-oncle, un comte de Castilleja de Guzmán, mort en 1970, année de la naissance d’Alicia. Elle ne voulait pas la laisser seule dans le cimetière de Montparnasse.

Il se trouve qu'avec le petit essai de Sophie Nauleau, Espère en ton courage, où j'avais découvert Alicia Galienne, j'avais emprunté aussi le roman bien plus imposant d'un grand écrivain espagnol que je n'avais encore jamais lu, Un promeneur solitaire dans la foule, d'Antonio Muñoz Molina. Pourquoi mon attention s'est-elle portée sur lui, le natif d'Ubeda, en Andalousie, alors qu'il m'était inconnu ? Eh bien parce qu'il ne l'était plus tout à fait, inconnu. Grâce à Vertiges de la lenteur, ce volume d'entretiens de la revue La Femelle du Requin, acheté, je l'ai déjà dit, à Guéret, lors des Rencontres Chaminadour. Il était l'un des vingt écrivains au sommaire. Mais ce n'aurait sans doute pas été suffisant si je n'avais vu, en feuilletant le roman, que Fernando Pessoa y tenait une place importante. Ainsi que Baudelaire et Edgar Allan Poe. Bref, c'était déjà beaucoup de résonances avec ce que j'explore ici depuis des années. Je ne pouvais faire l'impasse.

D'autant plus que la couverture, qui reprend le principe du collage ou de l'affiche déchirée que l'on ne cesse de croiser dans le livre, montrait le visage de Pessoa lui-même (cela je ne m'en avisai pas immédiatement, je m'en aperçus un peu plus tard).


 

Le livre est parsemé des propres collages de l'écrivain, qui ne cesse de marcher dans les grandes villes, Madrid, Paris, New York, Lisbonne, enregistreur numérique de l'Iphone dans la poche, calepin, crayon, ordinateur portable, paire de ciseaux et bâton de colle dans un cartable — à l'affût des messages publicitaires incessants, des bribes de conversations dans la rue ou le métro, maraudeur du quotidien qui se remémore également les pérégrinations des grands promeneurs du passé car "la littérature moderne, affirme-t-il dès 2003 à ses interlocuteurs de la Femelle du Requin, a été inventée avec la promenade dans la ville, avec Baudelaire." Chaque paragraphe du livre s'ouvre avec une réclame, une injonction publicitaire, un fragment de prospectus, écrit en gras. La typographie n'est pas justifiée, comme la plupart du temps les écritures sur écran :

"Tu n'As qu'à Fermer les Yeux. Dans le vrai Paris, Charles Baudelaire lit les histoires du Paris inventé par Edgar Allan Poe. Il pose à présent sur la ville où il a vécu depuis sa naissance d'autres yeux éclairés et distordus par l'imagination d'une personne qui n'y est jamais allée. [...] En lisant Thomas de Quincey, qui écrit sur Londres, et Poe, qui décrit depuis New York un Paris imaginé, il s'impose le travail colossal et en rien lucratif de les traduire tous deux et apprend à regarder Paris, à voir passionnément ce que l'art et la littérature respectable ne peuvent et ne veulent presque jamais remarquer et qui s'étale désormais sous ses yeux, le bruit, la vulgarité, la rapidité, l'étourdissante abondance, la confusion de gens, les voix, la boue et le crottin sur les avenues, les vitrines illuminées jusqu'à des heures avancées de la nuit, la trouble nuit urbaine où l'excès d'éclairage artificiel et la fumée du charbon dans les usines ont effacé à jamais les constellations." (p. 83)
Une autre ville remonte par instants dans sa mémoire, c'est Grenade où il s'était installé après avoir quitté sa petite ville natale. Grenade, où je suis allé deux fois ces dernières années, et qui m'a laissé une empreinte ineffaçable, Grenade qui a maintenant nombre d'entrées dans Alluvions, Grenade dont le quartier de l'Albaicín, surtout, n'a cessé de me fasciner.

"Maintenant Il Est Temps de Récupérer les Instants Perdus. "Vous n'avez pas l'air de vous en souvenir, mais nous nous sommes rencontrés à Grenade il y a plus de trente ans. Vous êtes venus chez moi, dans l'Albaicín. Je vivais dans ce qu'on appelle là-bas un carmen. C'est un mot arabe. Vous disiez que l'endroit était si caché qu'on ne pouvait y arriver qu'en se perdant. Je ne trouve pas bizarre que vous ayez oublié. C'était un tout petit carmen, un espace plus qu'étroit, très escarpé, comme un escalier en colimaçon. Un carmen  cubiste, si vous me permettez l'expression." (p. 112-113)
Carmen Aljibe, Grenade, février 2019

Dans un autre passage du livre, le narrateur évoque Fernando Pessoa et Walter Benjamin. Curieusement, la phrase d'entrée est la même que celle de la page 83 (c'est le seul doublon que j'ai observé jusque-là).

"Tu n'As qu'à Fermer les Yeux. Dans le temps, mais non dans l'espace, Fernando Pessoa croise  Benjamin. C'est un marcheur agité dans la ville où Walter Benjamin aurait aimé aller et n'est jamais arrivé, Lisbonne, son port de transit dans sa fuite vers l'Amérique. [...] Fernando Pessoa marche dans sa ville en même temps que Benjamin dans Paris. Tous deux sont myopes, portent des lunettes rondes, des tenues extrêmement strictes et un peu usées, témoignent beaucoup d'intérêt pour la graphologie. Tous deux ont toujours eu un grand cartable noir. [...] Sur les photos, Fernando Pessoa et Walter Benjamin se ressemblent beaucoup, doubles possibles ou hétéronymes l'un de l'autre." (p. 148)

Il est frappant de voir que Frédéric Pajak, qui annonce qu'il a achevé son neuvième volume du Manifeste incertain avec la figure de Pessoa, ait commencé celui-ci avec  Benjamin, son Walter ego, comme écrivait Marc Semo dans Libération, le 1er octobre 2014. Le sous-titre du tome 1  était libellé ainsi : "Avec Walter Benjamin, rêveur abîmé dans le paysage."

"Pessoa, poursuit Muñoz Molina, lit Herman Melville et Walt Whitman, et ces lectures déclenchent en lui de prodigieuses ivresses de fécondité poétique." Et il enchaîne sur un parallèle Melville- Pessoa (Melville, autre résonance importante sur ce site) :

"Là Où il Semblerait qu'Il n'y Ait Rien. Déprécié et oublié après l'échec de Moby Dick, Herman Melville occupe un poste obscur aux douanes de New York. Poe a essayé d'en décrocher un similaire afin de sortir de son extrême misère, mais il n'y est jamais parvenu. Chaque matin, à la même heure, avec une tristesse disciplinée, Melville traverse les mêmes rues de Manhattan et arrive au travail par la rive de l'Hudson. Le fleuve que regardait lors de leurs trajets quotidiens pour aller au bureau Fernando Pessoa et son hétéronyme ou double inexact, Bernardo Soares, est le Tage. Melville invente le scribe et copiste Bartleby comme Pessoa invente l'aide-comptable Bernardo Soares. Tous deux écrivent avec une application méticuleuse, penchés sur d'imposants livres de compte et de procédures administratives. Quand le jour décline, Bartleby s'éclaire à la bougie, Bernardo Soares à la lumière électrique. Le bureau de Bartleby donne sur une cour intérieure, celui de Soares sur les étages élevés des immeubles de la Rua dos Douradores, à Lisbonne." (p. 148-149)

Affiche Grenade, février 2019

Sur Moby Dick, AMM revient un peu plus loin, page 178, à travers les propos qu'il prête à un personnage anonyme, prétendûment rencontré au Cafe Comercial de Madrid :

" Cervantès, Joyce, Melville, tous les trois travaillaient avec des matériaux charriés, des alluvions d'histoires antérieures, des éléments volés, découpés, copiés, et ils se laissaient porter par des divagations insensées, à croire qu'ils aspiraient au désastre, qu'ils voulaient que le livre en cours s'effondre sur eux, explose ou se répande sans qu'ils puissent le contrôler, du moins pas entièrement, comme Moby Dick a explosé au bout de quelques chapitres pour devenir un objet chaotique, une accumulation, une inondation, un collage fait de déchirures et de rafales. Moby Dick a été l'effondrement qui a enseveli pour le restant de ses jours le nom et le prestige du pauvre Melville, une explosion qui a tout emporté sur son passage..."

Je me demande si cette description de Moby Dick n'est pas aussi, dans l'esprit de l'auteur, la description de son propre livre, "un objet chaotique, une accumulation, une inondation, un collage fait de déchirures et de rafales". Et comment en rendre compte alors sans procéder à un semblable collage, à une même accumulation de citations ? Qui montrent ces existences solitaires qui ne cessent de se dérouler en parallèle, qui ignorent être si proches, invisibles les unes aux autres, et par là bouleversantes. Moby Dick et Melville encore, pages 322-323 :

"I Am Full with a Thousand Souls. Il y a chez Herman Melville une invisibilité, une incapacité à se trouver ou à se reconnaître dans d'autres passants qui l'ont sans doute croisé dans la ville, les cercles restreints des réunions littéraires, les librairies, les cafés. Quand Melville a publié son premier livre, Whitman a écrit un article élogieux à son sujet dans un journal de Brooklyn. Melville lisait Poe et tous deux fréquentaient la même librairie à New York, ils étaient amis avec le libraire. Pourtant ils ne se sont pas rencontrés, et s'ils se sont vus ou croisés avec la bonhomie qu'affichent habituellement les inconnus vis-à-vis des autres, nu n'en  a trace. [...] A Londres, en 1850, Melville passait ses journées à explorer des ruelles et des cours, des cafés, des librairies, des théâtres, des rues douteuses où il ne se serait pas aventuré s'il n'avait pas été seul, au coin desquelles des femmes s'offraient sous les becs de gaz. De Quincey était encore en vie. Il est fort probable que Melville ait lu ses Confessions d'un mangeur d'opium anglais, et "L'homme des foules", de Poe. Melville prenait des notes rapides dans son journal de voyage. Moby Dick devait déjà prendre forme dans son imagination, les premiers épisodes entrevus comme un rêve ou un souvenir, la première nuit d'Ismaël à New Bedford. Au cours d'une de ces journées londoniennes, il se laisse entraîner par une foule festive qui marche jusque sur la chaussée. A un moment donné il découvre, alors qu'il ne peut plus se placer sur le côté ni revenir sur ses pas, que ce cortège se dirige vers le lieu où doit se dérouler une pendaison publique. "La foule brutale", écrit-il, dégoûté, dans son carnet. Un autre témoin, Charles Dickens, assiste à la scène, tout aussi écoeuré, pris dans la même multitude, mais à un autre endroit. Dickens et Melville, tous deux au milieu de ce peuple agité et avide de cruauté, si près l'un de l'autre, sans le savoir."

Mascara infamante (Palacio de los Olvidados, Grenade, février 2019)

Je réalise en écrivant ces lignes que ce motif des existences à la fois parallèles et invisibles l'une à l'autre est au coeur du film que j'ai vu samedi soir, et qui était une exclusivité de la plateforme Mubi, Il s'agissait de Two/One, le premier long métrage de l'argentin Juan Cabral. Le synopsis donné sur le site était celui-ci : "Kaden est un sauteur à ski canadien de calibre international qui pleure un amour perdu ; Khai est cadre d’une entreprise de Shanghai attiré par une nouvelle collègue qui cache un secret. Ces deux hommes vivent leur vie sans se douter qu’ils sont reliés." [Voir la bande-annonce]

 


C'est à New York, où il vécut pendant douze ans, que AMM atteint si l'on peut dire l'acmé de cette expérience moderne de l'hyper-sollicitation digitale. On ne s'étonnera donc pas de voir le mot "vertige" s'imposer par deux fois dans la même page :

"Seuls les Meilleurs Peuvent Aller Aussi Loin. [...] Les lettres et les symboles d'une marque s'affichent sur un écran. Le titre d'un spectacle musical de Broadway, un modèle de voiture, la dernière série de Netflix, la silhouette d'un hélicoptère sur un fond jaune dans une publicité pour Miss Saigon. Un Boeing 718 de Norwegian Airlines décolle puissamment et vole en ligne droite au milieu d'himalayas de nuages. Dans un vertige planant, l'écran d'un ordinateur portable devient une grande cité technologique qui ouvre de manière engageante ses portes à Pékin : avenues arborées, immeubles de verre sous des ciels on ne peut plus limpides. De gigantesques battants ouverts laissent pénétrer une lumière céleste. Un Noir athlétique s'élance du haut d'un plongeoir, les bras en croix, vers une piscine d'un bleu éclatant, pareil au Boeing 718 de l'écran voisin. Dans la fosse sous-marine, le parc à thème aquatique de Times Square, on a aboli la réalité avec une efficacité qui déclenche dans le monde entier, chez lui aussi, le promeneur furtif, un vertige d'euphorie. Les paradis artificiels des marcheurs de la ville sont enfin devenus superflus : le laudanum de Thomas de Quincey, la laudanum et le cognac de Poe, le haschich de Baudelaire, le haschich, le peyotl et l'opium de Walter Benjamin. L'hallucination de la ville n'a plus besoin de surgir de la conscience car elle s'offre avec objectivité dans la simultanéité des écrans digitaux. Les femmes, les voitures, les rouges à lèvres qu'on y voit ont des dimensions d'espèces des profondeurs, calamars géants ou baleines. Les panneaux des magasins ont une véhémence de prédictions apocalyptiques : LAST DAYS, FINAL LIQUIDATION, EVERYTHING MUST GO. Les pancartes de soldes portés par des hommes-sandwiches à l'allure de mendiants ou d'ivrognes ne sont guère différentes de celles que brandissent avec une énergie vindicative les prédicateurs du Jugement dernier. "You shopaholics, crie l'un deux en agitant les bras parmi les touristes, you'd better kneel down and pray fir the mercy of the Lord." (p. 393)

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