Le 28 septembre, au matin, je me figeai soudain : les images non pas d'un seul mais de plusieurs rêves ressurgissaient brutalement, faisaient irruption dans ma conscience. Et si je dis "je me figeai", c'est que très concrètement je ne bougeai plus ni bras ni jambe, je ne cillai pas, j'étais comme suspendu dans l'air, parce que ce qui survenait à cet instant l'était presque par effraction : tout pouvait se dissoudre en une milliseconde, retourner à un oubli définitif dont on n'était sorti que par une sorte de miracle.
Oui, c'était pas moins de trois rêves qui se redéployaient sur l'écran de ma psyché - et je ne peux en parler plus d'un mois après que parce que j'ai consigné tout cela - mais en fait bien peu de chose - dans le cahier bleu qui accompagne ces chroniques. Bien peu de chose, oui encore, parce que je n'ai noté que des bribes, alors que l'impression que j'avais, et que j'ai noté alors le jour même, c'était l'impression de rêves foisonnants, riches de détails. Je me relis : "Rêve de Fred Deux dans un escalier, rêve de P. et de J.M, rêve du café du Centre à Aigurande, rêve de l'immeuble baroque avec des escaliers incroyables." Et puis un nom qui surnage : Garosiowsky ?
Je sais alors que c'est à peu près le nom d'un artiste contemporain. A peu près... Je recherche et je trouve facilement : il ne peut s'agir que de Gérard Gasiorowski. Ce qui est bien curieux, c'est que de cet artiste je ne connaissais guère que le nom, à peu près... Son oeuvre m'était encore largement inconnue la nuit du rêve. Philippe Dagen, dans Le Monde, évoque une exposition rétrospective qui eut lieu en 2012, à la Fondation Maeght, à Saint-Paul de Vence : Gasiorowski, l'histoire de peinture récapitulée. "Pour comprendre, écrit-il, ce qu'il est advenu de la peinture en France dans le dernier tiers du XXe siècle, on ne voit pas quelle oeuvre et quelle vie conviendraient mieux que celles de Gérard Gasiorowski (1930-1986) telles que les présente sa rétrospective à la Fondation Maeght."
On lira l'article de Dagen pour en savoir plus. J'en résume très sommairement le propos : l'itinéraire de Gasio (diminutif qu'il approuvait lui-même) connaît une phase ascendante où, après avoir renoncé très tôt, en 1953, à la peinture, il connaît le succès avec des travaux proches de la photographie. Sa notoriété sera ensuite mise à mal par des séries telles Les Croûtes, "qui méritent leur titre, précise Dagen, puisque ce sont des pastiches de chromos, soleil couchant derrière l'Arc de triomphe et pittoresques villages de France. C'est peint à grands gestes, avec des couleurs lourdes et vives."
Les croûtes, dans l'atelier de l'artiste rue louis blanc 1972 |
C'est à cette occasion qu'une galeriste lui lance : « Vous êtes fou, Gasiorowski, il faut vous ressaisir ! », phrase qui sera reprise pour l'exposition Maeght. Mais Gasio ne se ressaisit pas, mieux il enfonce le clou : "vers 1974 s'ouvre le temps de la destruction et, de façon symbolique, il entreprend la série La Guerre, installations de jouets cassés et maculés, toiles barbouillées et insultées à coups d'empâtements et de coulures. Pendant près d'une décennie, son oeuvre se place sous les signes de la dérision, de la parodie, du grotesque. Il dessine avec des jus d'excréments. Il invente une académie grotesque, dont il est à la fois le directeur féroce et le mauvais élève." Résultat : de 1977 à 1980, Gasiorowski disparait pratiquement de la scène artistique. Il a tout de l'artiste maudit.
La catabase, la descente aux enfers n'a qu'un temps : Gasio, "comme tout martyr digne de ce nom, écrit Dagen, est promis à la résurrection - et sa peinture avec lui. Quand tout est en morceaux, les idoles fracassées, la fin de l'art déclarée, il ne reste qu'à recommencer. A recoller les morceaux dans un ordre différent, à faire avec les débris des idoles de nouvelles divinités." Et le voilà qui présente "des ensembles, souvent des rouleaux de plusieurs mètres de long, la plupart à fond noir, sur lesquels, par le collage, la peinture et le mot, le peintre récapitule l'histoire de son art depuis Lascaux et les statues néolithiques jusqu'à Giacometti, Picasso et lui-même."
Dans un autre article, rédigé aussi en 2012, on peut lire que "Gérard aimait à citer l'Icare de Brueghel, comme métaphore de la destinée du peintre : les plumes voltigeant à l'endroit du plongeon du fils de Dédale et les courbes régulières des sillons labourés..." se souvient un ami proche. Beauté exemplaire du vertige de la chute."
Gérard Gasiorowski est mort brutalement d'un infarctus durant l'été 1986.
Tout ceci est bien beau, mais n'explique absolument pas pourquoi ce peintre est devenu figure de mon rêve. L'énigme ici reste entière.
Cherchant toujours à approfondir l'affaire, je consulte sa notice Wikipedia. Et à la fin d'icelle, je note un lien externe : Philippe Agostini, « Cultures & catastrophe » [archive], un regard sur l'œuvre de Gérard Gasiorowski (1996, texte inédit). Hélas, le lien est cassé, ne renvoie sur rien. Je rentre les données dans Google et je tombe sur la page de la thèse soutenue par Philippe Agostini sur Gasio. Thèse inaccessible, mais certains détails sont curieux :
Tout d'abord cette thèse a été réalisée sous la direction de Philippe Dagen, l'auteur même de l'article qui m'a servi de base pour l'évocation succincte de l'artiste. Mais ce qui m'interpelle le plus c'est la mention de Pierre Wat comme président du jury. Or, Pierre Wat, historien d'art, n'est autre que le président de l'Association des Amis de Fred Deux et Cécile Reims. Il fut aussi commissaire, avec Sylvie Ramond, de la grande rétrospective de l'oeuvre de Fred Deux qui eut lieu au Musée des Beaux-Arts de Lyon, du 20 septembre 2017 au 8 janvier 2018, Le Monde de Fred Deux. On le voit d'ailleurs en personne dans cette courte bande-annonce :
Or, on se souvient que Fred Deux m'était aussi apparu en rêve cette nuit-là.
Un autre mot me retient dans la mention wikipédienne de Philippe Agostini : le mot "catastrophe".
Car deux jours plus tard, le 30 septembre, je fis un autre rêve, celui du livre La physique des catastrophes. Étrangement encore une fois, parce que je n'ai pas lu ce livre, je n'en connaissais que son nom et son existence. Dans mon rêve, l'auteur s'appelle Vanessa Pearls, mais je sais que ce n'est pas le véritable nom.
Au réveil, je vérifie. Il s'agissait de Marisha Pessl. Je n'étais pas si loin.
La catastrophe intervint le même jour : à Aigurande, là même où se situait un de mes rêves (avec le café du Centre) mon père fut foudroyé par un Avc juste après le repas de midi. Il avait 86 ans. Il ne devait pas s'en relever.
Et l'escalier, présent dans deux des rêves, qu'en est-il de sa signification ? Le Dictionnaire des Symboles d'Alain Geerbrant et Jean Chevalier insiste sur son symbolisme ascensionnel ; les pyramides égyptiennes sont déjà des analogues de l'escalier, les âmes des défunts montent les marches pour se rendre devant le trône d'Osiris et subir l'épreuve de la psychostasie, la pesée des âmes.
En 1988, dans le cadre d’une exposition personnelle au Musée Cantini de Marseille, Fred Deux écrivait :
« Est-ce la même graine qui a fermenté et fécondé les mots ? Tout est venu en même temps. Chaque fois que j’ai tenté d’y mettre de l’ordre, je me suis embrouillé. Je me souviens de ma première phrase, notée dans le petit escalier de la librairie où je travaillais. Elle avait trait à l’eau. L’eau de la Seine, où s’était passée mon enfance, et celle de la mer, toute proche. Je voulais partir. »
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