jeudi 19 novembre 2020

La barque de l'aube

"La barque acquise à Saint-Nazaire, toilettée, le bagage pensé, l'itinéraire établi, il restait l'inutile. Dadais de nous : une bibliographie prescrite (Au cœur des ténèbres, Les Eaux étroites, L'Arbre sur la rivière, Sept jours sur le fleuve, etc.), doublée d'une indigeste filmographie. Trois hommes en bateau. Nous n'en lûmes aucun, ne revîmes aucun des films."

Michel Jullien, Intervalles de Loire, Verdier, p. 21.

J'ai fini l'autre jour sur la barque de l'aube de Françoise Ascal, et je me propose donc de poursuivre sur ce motif, d'embarquer en quelque sorte dans le sillage de ce bateau minimal, si humble que ses usagers, le plus souvent épisodiques, ne sauraient prétendre au titre de marin, marinier ou même batelier. Non, le quidam qui mène sa barque est l'antithèse parfaite du skipper du Vendée Globe. C'est peu dire qu'il ne recherche pas l'exploit. Et c'est bien ainsi que l'entend Michel Jullien, avec son récit Intervalles de Loire qui conte, dans une langue finement ouvragée, sa descente de Loire avec deux amis. Défi parti d’une boutade, lors d'une soirée arrosée dans la Nièvre où l'écrivain possède une modeste maison de campagne : "(...) alors que nous avions profité le matin du spectacle de la Loire à Nevers, l’un de nous lança l’idée un peu potache de descendre le fleuve à la rame, une façon de fêter nos 50 ans – nous en avions tous trois 49. Pari tenu un an plus tard, depuis la commune d’Andrézieux à hauteur de Saint-Étienne jusqu’à l’océan, soit 850 kilomètres en vingt-six jours sans jamais s’arrêter dans des hôtels ou les campings, vingt-six nuits sous les étoiles."

Michel Jullien avoue avoir tenu un carnet de bord, mais il n'a rien gardé ou presque de cette centaine de pages : "Intervalles de Loire se veut un récit anti-sportif dans lequel l’action est systématiquement remplacée par des impressions. Le livre a bien un début, un départ, les premiers coups de rame sont dans les premières pages et il a une fin – la rencontre de l’océan –, mais entre les deux tout est dans le désordre, les étapes ne sont pas linéaires, les villes n’apparaissent pas dans l’ordre qu’elles ont en effet sur la carte de géographie, les paysages non plus, les jours ne sont pas marqués ni les temps de la journée. Il ne faut pas s’attendre à des « petits drames », à du sensationnel ou à un quelconque suspens. Des trois que nous sommes à bord il n’y a aucun visage, aucune matérialité des êtres, nos noms ne sont pas donnés, comme si nous ne formions qu’un seul individu."  


J'ai lu ce livre en même temps que l'autre Verdier, le Thésée de Camille de Toledo. Pas grand chose à voir entre les deux livres, assurément, mais malgré son ton plus badin, infiniment moins douloureux, il s'échappe parfois de ce périple mineur quelques notations de belle profondeur, qui ne sont pas sans lien avec certaine récente méditation sur les rivières. Cela se trouve page 45, dans la section intitulée Jusqu'à Mitchum, où l'auteur parle de cet appel à l'enfance jeté par la rivière : "Les longues routes sont l'affaire des adultes - ils disposent d'élucubrations, d'engins réservés à leur âge, les voitures, les rails, jusqu'aux avions. La rivière, elle, pourrait être ce grand itinéraire donné à l'initiative d'un enfant, proposé à ses seuls moyens. (...) Henri Bosco et d'autres auront usé de cette vieille métaphore des rivières, le voyage initiatique, l'eau défendue, la transgression devant quoi l'enfant va mesurer les risques d'une autre vie ou le prochain miroir de la sienne, dérouler son destin dans les remous ou le domestiquer avant la lettre." Et d'évoquer La Nuit du chasseur de Charles Laughton, ce chef d’œuvre unique, où les enfants John et Pearl sont traqués par le révérend Harry Powell : " Muette comme une carpe, la rivière est pour eux le sillon inviolable, comme sacré, un blanc-seing, un fil où les gamins tiennent à distance la poursuite par le seul abandon de l'eau, sans même se diriger, se soustraient aux hurlées meurtrières de Robert Mitchum, inatteignables dans leur canot de bois."


Dans L'obstination du perce-neige, Françoise Ascal cite ici et là Pascal Quignard. Ainsi le 24 mai 2017, elle écrit : "Pensé à Pascal Quignard et à son révérend qui notait les sons des oiseaux bien avant Messiaen, mais aussi le son des objets du quotidien, celui de la goutte d'eau du robinet qui fuit et tombe dans le seau." Il doit s'agir de ce texte paru la même année 2017, Dans ce jardin qu'on aimait, et que j'ai lu en mars 2019, dans l'édition Folio. Le reparcourant aujourd'hui à cette occasion, je tombe sur cette page où il est dit : "Le révérend tient entre ses mains une petite merlette blessée qui palpite et se plaint." Et qui fait remonter cette riche thématique du merle, et plus largement de l'oiseau noir, qui a surgi en août dernier.

Mais c'est un autre opus de Quignard que j'ai fini ces jours-ci, un roman, Les Larmes, que j'avais acheté à sa parution en 2016 mais que je n'avais pas terminé, pour une raison qui m'échappe aujourd'hui. Je l'ai repris parce qu'il me souvenait qu'il évoquait longuement Nithard, petit-fils de Charlemagne, historien qui a transmis à la postérité les Serments de Strasbourg (842), considéré comme le plus ancien écrit en langue française, événement ouvrant justement une passionnante histoire de la phrase française, ouvrage collectif sous la direction de Gilles Siouffi, publié en octobre chez Actes Sud en collaboration avec l'Imprimerie nationale.


Sans cette étude de la phrase française, je n'eusse pas repris Les Larmes, et sans Les Larmes, je ne serais pas tombé sur ce passage où le calife Harun al-Rachid arrive nuitamment sur la rive du Tigre :

"Le batelier, qui était très âgé, lissa sa barbe blanche. Il ne réfléchit pas longtemps parce que le calife Harun al-Rachid le gifla avec violence.

Alors Hagus se remit debout, en vacillant, sur le plancher de sa barque. Il alluma sa lanterne et la fixa avec peine au crochet qui était fixé sur le mât, il s'assit sur le banc au fond de sa barque et saisit le gouvernail et c'est ainsi que dans la nuit ils longèrent les rives jusqu'à l'aube.

Au retour, Mazrur le bourreau de Bagdad, décapita le vieux nautonnier qui s'appelait Hagus." (p. 69)

Il y avait la barque, il y avait l'aube. C'était ascalien en diable. Et quignardien extrêmement, car l'aube est un motif central chez l'écrivain, ce dont témoigne à l'envi les dernières pages. Ainsi, page 206, peut-on lire :

"Mais un jour l'aube fut faite de silence.

Tous les animaux s'avancèrent sur la berge et entourèrent une tête  rompue qui tournoyait dans les remous de l'eau.

Alors un petit merle tout noir, qui avait un bec plus blanc que jaune, les pieds comme pris dans un lacet de femmes amoureuses, siffla un chant indiciblement beau devant l'écureuil, le chat, la vipère d'eau, le cygne qui, tous, restèrent immobiles."

Est-ce hasard si nous recroisons le merle noir ? 

Et c'est sur un autre oiseau qui se conclut le roman, la chouette,  qui accompagne Quignard dans un des spectacles de ténèbres qu'il a écrit. Voici le dernier paragraphe, qui s'achève précisément sur le mot aube :

"Elle mangea sa limace sur mes doigts puis nous parlâmes. Nous nous entretînmes une bonne partie de la nuit. Quand je rentrai dans la maison c'était presque l'aube."

Il me reste encore une barque à amarrer à cette chronique : celle de Jean Epstein, dont j'ai reçu le volume 1 des Écrits complets. Le premier texte, de jeunesse (il n'avait guère plus de vingt ans), Le Mage d'Ecbatane, fait entendre la prière de l'Eau : "O Lune, je suis l'Eau et je teins ma robe aux couleurs de tes songes."

Ce qui est étonnant, c'est de voir comment ces lignes, qui peuvent presque prêter à sourire par leur lyrisme un peu exacerbé :

"Mais ô Lune, je suis la plus belle quand tu ne me vois plus. [...] Je m'enivre longuement aux voluptés que je rêve, sournois et exquisement cruelle. Je choisis le marin jeune et fort qui sera ma proie et mon amour d'une nuit, et je le convoite avec une atroce gourmandise. Sais-tu, ô Lune, ce que c'est que d'avoir à la bouche le goût délicieux du crime ?"

annoncent en fait les films bretons de Jean Epstein, et en particulier Mor'Vran, où un jeune marin parti en barque à la pêche à la sardine ne survivra pas à la tempête :

"Au moment où il s'y attend le moins, lorsque, à l'avant de sa barque, il tend son regard bleu vers de lointains récifs, je l'enlace éperdument et je le fais mien. Je le possède, ô Lune, dans mes vertes ténèbres, je glisse mille doigts caressants dans ses cheveux dorés, tièdes et souples ; je meurtris ses yeux de baisers ; et je m'insinue entre la chaleur de ses lèvres, vivantes encore, et qui voudraient me repousser. Et tu sais, ô Lune, après quels sacrifices voluptueux et quelles mystérieuses et entières jouissances, je rejette, au matin, le cadavre couronné d'algues, où j'ai peint l'ineffaçable cerne de mes noces." [ C'est moi qui souligne]

 



Aucun commentaire: