lundi 26 octobre 2020

Dieu, le temps, les rivières et les anges

"(...) que sait ce corps qu'il ne sait pas ? est-ce cette mémoire, cette très longue mémoire, celle qui est comme le lit des rivières et n'a besoin d'aucun mot ? "

Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, Verdier, 2020, p. 150.

Le 28 mars 1941, Virginia Woolf écrivit une lettre à sa sœur et une autre à Leonard, son mari. Dans cette dernière, elle lui dit : « J’ai la certitude que je vais devenir folle : je sens que nous ne pourrons pas supporter encore une de ces périodes terribles. Je sens que je ne m’en remettrai pas cette fois-ci. Je commence à entendre des voix et ne peux pas me concentrer. Alors je fais ce qui semble être la meilleure chose à faire. Tu m’as donné le plus grand bonheur possible... Je ne peux plus lutter, je sais que je gâche ta vie, que sans moi tu pourrais travailler. [...] »

Le même jour, elle traversa la lande derrière sa maison de campagne de Monk's House, à Rodmell, et rejoignit la rivière Ouse. Elle posa sur la rive sa canne et son chapeau, remplit ses poches de pierres et se jeta dans le courant. Son corps ne fut retrouvé que trois semaines plus tard, près d’un pont, par des enfants. 


Cette figure de la rivière est au cœur de Mémorial, roman paru en 2005 chez Zulma, réédité au Bruit du temps en 2019, écrit par la traductrice de Vers le phare, Cécile Wajsbrot. La première mention se situe, si je ne m'abuse, à la page 43, juste après une évocation du mythe d'Orphée*. Tout frais aussi dans ma mémoire, car, errant ce midi dans Cap Sud entre Gifi et Jour de fête pour acheter des fumigènes (Gabriel en ayant besoin pour le tournage d'un clip de rap cet après-midi), j'écoutais France Culture où Valère Novarina et Jean Bellorini parlaient dans La grande table sur "Le Jeu des Ombres", leur spectacle  présenté aujourd'hui à La Fabrica lors de la " Semaine d'Art en Avignon " du 23 au 30 octobre. L'éternelle question était une fois posée : pourquoi, à la sortie des Enfers, Orphée se retourne-t-il sur Eurydice alors qu'on l'a bien prévenu de ne pas le faire s'il ne voulait pas la perdre définitivement ? Selon Jean Bellorini, "cette question du désir et de l’éternité a à voir avec la question du théâtre, de l’existence, de la trace laissée; (...) c'est peut-être lié à ce que l'on vit aujourd'hui, l'envie de vivre plus fort. Orphée se retourne car il aime passionnément, plus que pour se préserver." La méditation de Cécile Wajsbrot n'est pas très éloignée des mots du metteur en scène :

"Eurydice représentait le passé, la vie d'avant, et pour réussir à vivre et à la faire revivre, il fallait renoncer à l'Eurydice d'avant pour posséder celle de maintenant. Ainsi y avait-il tout de même un renoncement nécessaire, mais Orphée ne pouvait pas renoncer car c'était l'Eurydice d'avant qu'il voulait. Naturellement, je n'avais pas pensé à tout cela, la première fois que j'avais lu cette histoire, mais elle s'était déposée en moi et chaque âge de la vie avait ajouté son explication, chaque expérience, une contribution, et je comprenais, sur le quai de la gare, le sens du passé qu'il ne fallait pas regarder."
C'est deux lignes plus loin que la rivière est évoquée pour la première fois :

" Car ils étaient partis et ne devaient plus se retourner quand, au fond d'eux, tout les tirait en arrière, et seule la rivière justifiait ce départ, c'est pourquoi ils s'en souvenaient.

- Je ne sais pas où elle va.

- Où elle se jette.

- Comme si elle n’existait que là-bas, comme si elle n’était là que pour faire le lien, passer dans la campagne environnante et diviser l’espace en même temps que le temps, entre l’irréparable et la vie quotidienne. (...)

Il y avait d’autres frères, d’autres sœurs, tous étaient morts en bas âge, sauf l’un d’eux, noyé dans la rivière. (...) Le frère aîné était mort noyé, parti un jour – du moins je supposais que les choses s’étaient passées ainsi car eux n’en parlaient pas, une seule fois une allusion leur avait échappé alors qu’ils discutaient entre eux sans avoir remarqué ma présence – il était parti un jour et n’était pas revenu, et deux semaines plus tard, on avait retrouvé son corps dans la rivière, à une quinzaine de kilomètres de la ville.”

La narratrice du roman se rend en Pologne, dans la petite ville d'où sont partis ses parents avant la guerre, fuyant un pays où la menace grandissait chaque jour. De ce frère, de cet oncle, dont elle n'avait appris l'existence que par effraction, n'existait, écrit Cécile Wajsbrot, aucune photo. Son nom même était inconnu, et il était trop tard pour poser des questions aux parents, pris dans les rets de la maladie. Cet oubli, cette censure du passé, est un thème que l'on retrouvera, avec une portée encore plus tragique, dans le récit de Camille de Toledo, mais ce sera pour un prochain article, n'anticipons pas.

La rivière est aussi au centre d'un autre drame, survenu après le retour des camps de quelques survivants de l'extermination, quelques dizaines de personnes qui s'étaient réfugiées dans un bâtiment, au bord de la rivière, parce qu'ils n'avaient pas eu le temps de retrouver une habitation, les quartiers détruits n'étant pas encore reconstruits. Or - c'était un an après la guerre -, un enfant disparut. Et le bruit courut que les kidnappeurs étaient ceux qui enlevaient les enfants pour fabriquer leur pain rituel, pour leurs cérémonies de religion déicide.. Et l'on fouilla la maison, de fond en comble, mais pas trace de l'enfant, et l'on frappa et l'on tua "les rares qui s'étaient obstinés à revenir, croyant encore à une patrie".

"- Croyant à un avenir, mais l'avenir s'arrêta brutalement, quarante-deux morts et autant de blessés.

- Certes, ce n'était pas grand chose au regard des six millions.

- Mais c'était après, et chaque mort désormais comptait double, chaque mort comptait dix, cent, mille.

- La police laissait faire.

- Et les cadavres furent jetés dans la rivière.

- La rivière qui traverse la ville et qui passe presque au centre." (p. 53)

L'enfant revint, il avait fait une fugue. 

Cette ville se nomme Kielce, et le pogrom qui est décrit dans le roman est complètement véridique. Le nom est prononcé pour la première fois par la narratrice à la page 66, en réponse à une question d'une femme dans le train qui mène en Pologne : "Kielce, dis-je - (...) c'était la première fois que je le disais à quelqu'un de ce pays, à quelqu'un de Pologne, alors que le train venait d'y pénétrer et que la nuit nous accueillait."

 

En couverture, le cimetière juif de Kielce.

Kielce : ce nom ne m'était pas inconnu. Je savais parfaitement où je l'avais déjà rencontré : dans le livre de la prix Nobel polonaise, Olga Tokarczuk, lu en mai dernier, Dieu, le temps, les hommes et les anges (Pavillons poche, Robert Laffont, 2019). Un conte, plus qu'un roman, un conte âpre, puissant, à la fois magnifique et cruel, qui commence par l'évocation de la petite ville d'Antan :

"Antan est l'endroit situé au milieu de l'univers.

 Le traverser d'un pas rapide du nord au sud demanderait une heure. De même, d'est en ouest. Et s'il prenait fantaisie à quelqu'un de faire le tour d'Antan d'une démarche tranquille, en examinant chaque détail, en réfléchissant à chaque chose, cela l'occuperait une journée entière. Du matin au soir.

A la frontière nord d'Antan s'étale la route qui va de Taszow à Kielce, animée et périlleuse car elle engendre l'angoisse du voyage. Cette frontière est placée sous la garde de l'archange Gabriel." (p .7)

Ce qui frappe dans la description de ce petit pays c'est l'importance des rivières : la Blanche qui borne la frontière est, et la Noire qui vient du nord-ouest, traverse la forêt et rejoint la Blanche au moulin : "Elles coulent tout d'abord côte à côte, indécises, intimidées par ce rapprochement tant attendu, puis elles se précipitent l'une dans l'autre et se perdent dans leur étreinte. La rivière qui jaillit de ce creuset n'est plus ni Blanche ni Noire, mais elle est puissante et fait tourner sans peine la roue du moulin."


Parvenu à Kielce, la narratrice de Mémorial achète un plan pour se familiariser avec la ville. Et quand elle voit la rivière, qui se nomme Silnica, son coeur se met à battre. Ce mot contenait, d'après son petit dictionnaire, la racine du mot force - "c'était une hypothèse mais je sentais qu'une force m'attirait de ce côté tout en ne voulant pas y aller d'emblée. Mais de même que la rue principale traversait la rue d'ouest en est, de même la rivière au tracé à peine sinueux la traversait du sud au nord - il était difficile de ne pas la croiser." (p. 110)

Il est curieux de constater chez les deux écrivaines ce même souci des orientations spatiales, cette même détermination par les points cardinaux.

"Des cauchemars que je fis, poursuit Cécile Wajsbrot, je n'eus aucun souvenir au réveil sinon une atmosphère de fuite - un danger. L'hôtel était presque vide - et qui irait se perdre dans ces provinces du centre, pour quelles raisons ?  - j'étais seule dans la salle du petit déjeuner au mobilier de bois clair." Impossible alors pour moi de ne pas repenser à cette même solitude que j'éprouvai en février dernier à Ostrava, en République tchèque. C'était à l'hôtel Paradise. "Quand j'y repense maintenant, écrivais-je au retour, je suis frappé par le caractère étrange de l'hôtel. Je n'y ai jamais croisé, en quatre jours, un autre voyageur. Un soir, j'entendis du bruit, des gens qui ont dû dormir dans une chambre proche de la mienne, mais je ne les croisai pas au matin, et les autres soirs furent silencieux. Au petit déjeuner, j'étais seul, et les autres tables n'étaient pas préparées comme on peut le voir ordinairement dans les hôtels."

Dans le même article, je notai : "Demain matin, très tôt, je reprends le train pour Prague. Dans le livre que j'ai emporté avec moi**, j'ai lu hier soir que le 15 mars 1939, Max Brod, l'exécuteur testamentaire de Kafka, avait fait halte à quatre heures du matin dans cette même gare d'Ostrava. Il avait avec lui une volumineuse valise en cuir contenant des liasses de manuscrits de Kafka. Ce fut le dernier train autorisé à franchir la frontière tchéco-polonaise avant sa fermeture par les nazis."

Je n'avais aperçu que de loin la rivière qui passait à Ostrava, du haut peut-être de l'Hôtel de Ville d'où l'on pouvait voir fumer les hautes cheminées des usines de cette ville autrefois très industrielle. J'en garde l'image d'une sorte de canal austère sans aucun charme. Mais revenons à notre narratrice qui, elle, finit par atteindre la rivière Silnica : "(...) j'y étais arrivée - pouvais-je dire sans le vouloir ? Elle s'étendait devant moi, cours d'eau paisible et étroit, et pourtant on pouvait y tomber et pourtant, on pouvait s'y noyer. Je n'arrivais pas à faire coïncider l'image effrayante d'un minotaure aquatique réclamant son dû avec cette trouée liquide qu'on franchissait presque d'une enjambée."(p. 115)

 


A Virginia, Cécile, Olga, il me faut ajouter une quatrième dame, qui me permettra de finir sur une note moins sombre : Sue Hubbell, dont je lus peu de temps après le conte polonais, le récit vivifiant, Une année à la campagne, où cette biologiste de formation, décidée à changer de vie, raconte son installation dans une ferme perdue des monts Ozark, au sud-est du Missouri, et où, ne connaissant rien à l'agriculture ni à l'élevage, elle et son mari entreprennent de créer une "ferme d'abeilles ". Elle a alors trente-huit ans, douze ans plus tard le mari la quitte, mais elle continue seule, et sa chronique d'une vie dans cette nature sauvage, fourmillant d'anecdotes animalières, sans la mièvrerie qui souvent colle aux récits d'immersion en campagne profonde, ne laissant rien ignorer de l'âpreté de l'existence que l'on mène ici, mais en en exaltant aussi les beautés et les joies, est d'une réjouissante lecture.

Mais si je tiens à la  citer ici, c'est que j'avais noté d'emblée la proximité géographique entre la polonaise et l'américaine, à travers la description également très précise donnée par Hubbell de la situation de sa ferme. Je n'ai plus le volume (l'ayant prêté) sous la main, mais j'avais même dessiné sur mon cahier la configuration du site, encadré qu'il était par deux rivières.

Et je m'étais aussi amusé à découvrir que les monts Ozark étaient en quelque sorte inscrits dans le nom même d'Olga TOKARcZuk...

Pont-canal de Briare

_____________________

* Sur Orphée, voir aussi Portrait d'une jeune fille en feu.

** Le dernier procès de Kafka, Benjamin Balint, La Découverte, 2020.

Aucun commentaire: