mercredi 7 octobre 2020

L'autre moitié du songe m'appartient

" Au fond le seul courage qui nous soit demandé est de faire face à l'étrange, au merveilleux, à l'inexplicable que nous sommes."

Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète

Ces mots de Rilke, je les ai retrouvés dans Espère en ton courage, le petit essai que Sophie Nauleau a consacré au courage, thème du dernier Printemps des poètes, dont elle est la directrice artistique. Peut-être ne l'aurait-je point remarqué, à la médiathèque où je l'ai emprunté mardi dernier, si elle n'avait écrit la préface de La parole qui me porte, recueil des oeuvres poétiques de Paul Valet, belle découverte du 23 mai dernier (à la veille de sa mort, le 8 février 1987, on lui montra le premier exemplaire de Vertiges qui venait d'être imprimé : Il dit simplement : "C'est bien". Ai-je encore besoin de répéter le magnétisme qui m'attache à ce mot de vertige ?). Paul Valet était le pseudonyme de Georges Schwartz, Russe exilé qui perdit les siens dans les chambres à gaz d'Auschwitz, prit le maquis en Auvergne et mena le mouvement Libération. Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? écrivait-il magnifiquement.

L'affiche de cette 22ème édition du Printemps des poètes reprend une huile sur toile de plus de deux mètres de haut, datée du 30 novembre 1967, donnée par Pierre et Colette Soulages au musée de Rodez.

"Si j'ai tant voulu pour emblème du Courage ce grand format-là, explique Sophie Nauleau, c'est qu'il y avait tant de force et d'éclat dans ces contours qu'Anna Gavalda me montra sur l'écran de son téléphone, au retour du musée de Rodez comme par enchantement, alors que je lui confiais mon immense espoir d'un Soulages. Tandis que le soleil de mai cognait sur le jardin du Centre culturel irlandais , éblouissant nos tendres détresses de la mi-semaine."

Et, revenant à la ligne, d'ajouter : "Or je crois obstinément à ce genre de synchronicités."

Elle poursuit en notant que Soulages est né à la veille de Noël, puis que ce fut la première chose qu'elle apprit d'Alicia Galienne : sa mort à vingt ans le matin du 24 décembre 1990, d'une maladie du sang qui avait déjà emporté son frère Eric. "Lorsque son cousin Guillaume me parla d'elle, je n'avais pas encore entrouvert Le Livre noir polycopié, vieux de trente ans, dans lequel elle avoue à l'été de ses dix-huit ans : Il est des fois où je voudrais boire la douleur dans tes yeux."

Alicia Gallienne en 1990, dans l’objectif de son dernier amour, le photographe Alvaro Canovas.

On sait l'importance de la couleur noire dans l'art de Pierre Soulages, on sait peut-être moins que cela n'a pas toujours été. Lui-même raconte comment cela s'est passé, par exemple dans cet entretien avec Patrick Vauday, en décembre 2002, La lumière comme matière :

"J’étais un jour en train de peindre et je me morfondais devant ce que j’étais en train de faire. Je l’ai souvent raconté. Ça se passait en 79, je devais poursuivre probablement un tableau comme je pensais en avoir réussi quelques uns, je me désolais, cependant je continuais à travailler ; après plusieurs heures de travail là- dessus, je me suis arrêté, pensant d’ailleurs qu’il y avait quelque chose qui se produisait qui était beaucoup plus fort que mes intentions puisque, malgré l’idée que j’avais de rater un tableau, je continuais. J’étais fatigué, épuisé même, je suis allé dormir quelques instants et je suis retourné voir ce que je faisais, et c’est à ce moment-là que je me suis aperçu que je faisais une autre peinture, une peinture où le noir n’était plus noir. Il était noir aussi, mais je faisais une peinture où la réflexion de la lumière sur des états de surface était la chose qui comptait le plus. Et c’est pourquoi je l’ai d’abord appelée « noir lumière » avant d’avoir l’idée d’inventer le terme « outrenoir » qui la désigne à présent. Par là, je n’entends pas simplement l’effet optique produit mais aussi et surtout le champ mental que ça ouvre pour celui qui regarde." [C'est moi qui souligne]
Pierre Soulages, Peinture 293 x 324 cm, 26 octobre 1994

Etonnantes résonances entre le vieux peintre maintenant centenaire et la jeune poétesse fauchée en pleine jeunesse : Sophie Nauleau déclare que ses poèmes ont le noir vivant pour révélateur : "La couleur du non-dit, c'est le noir : la seule couleur infinie (donc ce n'est pas seulement une couleur, donc c'est déjà plus qu'une couleur), la seule que je porte en moi pour toujours car elle me ressemble." Plus loin, elle écrit que "De Dominante noire" jusqu'à son ultime poème intitulé "L'adieu perdu", le noir est absolu comme pour développer des photographies." 

Cette prêtresse du noir est enterrée dans une tombe toute blanche au cimetière du Montparnasse. Non loin de là, le cénotaphe de Baudelaire, poète admiré, auteur de ces lignes (Le désir de peindre, Le Spleen de Paris), qui l'auraient si bien décrite :

"Elle est belle, et plus que belle; elle est surprenante. En elle le noir abonde : et tout ce qu'elle inspire est nocturne et profond. Ses yeux sont deux antres où scintille vaguement le mystère, et son regard illumine comme l'éclair : c'est une explosion dans les ténèbres.

Je la comparerais à un soleil noir, si l'on pouvait concevoir un astre noir versant la lumière et le bonheur."

Alicia Gallienne © Alvaro Canovas

Et Sophie Nauleau de finir ainsi cette section de son livre, en évoquant les oiseaux noirs de Pascal Quignard, dont nous croisâmes le vol furtif il n'y a pas si longtemps...

"Une photographie de celle que je n'ai pas connue me regarde droit dans les yeux, magnétique et déterminée. Ses cheveux coupés court pour toute armure. Un courage que rien ne couronne tourne dans ma tête, comme le corbeau ou la chouette effraie de "Le rive dans le noir" de Pascal Quignard. Et je sais que cette phrase quignardienne ne me laissera pas en paix tant que je ne tiendrai pas entre mes mains, publiés dans la plus prestigieuse des collections, les poèmes de survie d'Alicia."

Et c'est ainsi que fut publié L'autre moitié du songe m'appartient, le 6 février 2020, dans la collection blanche de Gallimard.

 

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