jeudi 22 octobre 2020

Les lapsus du temps

 "Qui sait si, au même instant, quelqu'un ne se posait pas les mêmes questions que moi et dans les mêmes termes ? Et celui-là, ce frère d'âme que je cherchais encore et qui m'avait tant manqué, comment le reconnaître ? Un reflet, une lumière dans les yeux ?"

Cécile Wajsbrot, Mémorial, Le bruit du temps, 2019, p. 37.

Je venais juste de publier dans l'après-midi du 12 octobre l'article sur Antonio Muñoz Molina, lorsque j'ai lu ces lignes, en reprenant au soir la lecture de ce roman, Mémorial, acheté à Guéret lors des rencontres Chaminadour. Elles résonnaient fortement avec ce motif des existences à la fois parallèles et invisibles, déployé à la fois par le romancier espagnol et par ce film en exclusivité sur la plateforme Mubi, Two/One, le premier long métrage de l'argentin Juan Cabral

Cécile Wajsbrot était présente à Guéret, nous l'avions écoutée lors d'une table ronde réunissant des traductrices de Virginia Woolf. Elle-même a traduit Les Vagues (Christian Bourgois, 2008), après Marguerite Yourcenar (à qui elle lança quelques légères piques*, mais elle en gardait certainement d'autres en réserve car on la sentait soucieuse de ne pas trop charger celle que Virginia Woolf désignait dans son Journal comme « Mme ou Mlle Youniac ( ?) » - les deux femmes s'étant rencontrés en février 1937 dans un salon anglais « vaguement éclairé par les lueurs du feu », et il semble bien qu'elle avait trouvé la conversation "lassante").

Le lendemain, je commençai la lecture de Trois anneaux, Un conte d'exils, le dernier essai de Daniel Mendelsohn, paru cette année aux Etats-Unis, et - ça n'a pas traîné - aussitôt traduit chez Flammarion. Son monumental récit, Les Disparus (qui contait sa quête pour savoir ce qui était précisément advenu du grand-oncle Shmiel, de sa femme et de leurs quatre filles, six parmi six millions, tués quelque part à Bolechow, dans l'est de la Pologne, en 1941), avaient suscité plusieurs articles. Et je n'avais donc pas hésité une seule seconde en voyant ce nouveau livre à l'étal de la librairie, d'autant plus que la quatrième de couverture annonçait ceci :

"Dans ce récit aux mille tours, Daniel Mendelsohn explore les correspondances mystérieuses entre le hasard qui régit nos existences et l’art des récits que nous en formons.
"Trois anneaux commence par raconter l’histoire de trois écrivains en exil qui se sont tournés vers les classiques du passé pour créer leurs propres chefs-d’œuvre. Erich Auerbach, le philologue juif qui fuit l’Allemagne nazie pour écrire sa grande étude de la littérature européenne, Mimésis, à Istanbul. François Fénelon, l’évêque du XVIIe siècle, auteur d’une merveilleuse suite de l’Odyssée, Les Aventures de Télémaque, best-seller de son époque, qui lui valut le bannissement. Et l’écrivain allemand W.G. Sebald, qui s’exila en Angleterre, et dont les récits si singuliers explorent les thèmes du déplacement et de la nostalgie." [C'est moi qui souligne]

Le hasard, Sebald, je ne pouvais pas différer cette lecture. Mais c'est Virginia Woolf qui apparut, encore elle, à la page 57, avec l'évocation d'Eric Auerbach, savant juif contraint de quitter sa chaire de philologie romane de l'université de Marbourg, et d'accepter l'invitation à rejoindre le corps enseignant de l'université d'Istanbul. C'est devant la mer de Marmara qu'il écrira Mimesis, La représentation de la réalité dans la littérature occidentale,"qui brosse avec brio, explique Mendelsohn, un panorama complet de l'écriture occidentale, poésie, histoire et fiction, du premier chapitre où il oppose les styles narratifs grec et biblique (inévitable binôme, dirait-on) aux chapitres sur les historiens latins Tacite et Ammien Marcellin ; de Grégoire de Tours, au haut Moyen Age, à La Chanson de Roland au début du Moyen Age classique, de Dante et Boccace au XIVe siècle à Voltaire au XVIIIe et Stendhal au XIXe, terminant sur Virginia Woolf et Marcel Proust, ses contemporains au XXe siècle. "

En effet, le chapitre XX, ultime chapitre de Mimesis, intitulé Le bas couleur de bruyère,s'ouvre sur une très longue citation du chapitre V de la première partie du roman de Virginia Woolf, To the lighthouse, publié en 1927.

Or, ce livre, Gaëlle l'avait acheté en juillet lors de notre visite au phare d'Eckmülh à Penmarc'h, dans le Finistère.

Autre coïncidence : le même jour, 20 septembre, où j'ai commencé à lire Trois anneaux, je suis revenu sur le cahier des vertiges, le texte que j'avais écrit pour le septième numéro de la revue Torticolis. Je vis que la page 31 accueillait côte à côte une évocation de Daniel Mendelsohn et une citation du Journal d'un écrivain de Virginia Woolf.

 


Cette coïncidence est d'ailleurs redoublée d'une autre : Mendelsohn intervient ici par l'entremise d'un autre écrivain, Camille de Toledo, auteur de L'histoire du vertige, un cycle de lectures-conférences filmées (« Dans cette Histoire du vertige, je poursuivrai une intuition qui a inspiré tout mon travail d’écrivain et de lecteur, où la littérature, les romans sont porteurs d’un savoir inédit, un savoir vertigineux... »**). Or, avant de me mettre à la table pour écrire cet article, j'ai commencé précisément cet après-midi Thésée, sa vie nouvelle, le dernier livre de Camille de Toledo, acheté hier à Arcanes, et par ailleurs premier livre que je lis de cet auteur, qui s'ouvre sur le suicide du frère aîné, et où je découvre ces lignes :

"(...) on mange place de la Bourse, à Paris, un jour gris ordinaire ; et c'est le vingt-six janvier, jour de naissance du fils mort ; mais le rituel de l'anniversaire a perdu son sens ; on fait semblant de parler, on se quitte sur le trottoir ; puis en fin d'après-midi, juste quelques heures plus tard, la mère est retrouvée  dans un bus, au terminus, endormie pour l'éternité ; jour de naissance du fils, jour de mort de sa mère trente-trois ans plus tard ; un vingt-six janvier ; et il y en aura d'autres, de ces dates qui se recoupent, de ces "synchronies", puisque c'est ainsi qu'on les nomme ; des coïncidences, diront celles et ceux qui ne veulent pas comprendre ; mais moi je dis : "les lapsus du temps", là où le passé se mêle à l'avenir, où le contour assuré des corps se trouble devant tout ce qui relie les noms entre les âges (...)" (p. 19-20)
Enfin, il me faut mentionner les apparitions de Virginia Woolf dans le livre de Muñoz Molina, par exemple page 83 :

"Pour l'Enfant  que Tu Portes en Toi. Il y a beaucoup de gens solitaires qui écrivent à la main par ici. Parfois  dans un grand inconfort, dans le métro, un cahier posé sur les genoux, pressant fortement sur le crayon ou le stylo pour contrer les oscillations du train. [...] Il y a de belles jeunes filles qui voyagent seules et ont un petit quelque chose des dames excentriques de la prime jeunesse de Virginia Woolf, une langueur ou une extase à la fois préraphaélite et hippie Elles ont posé leur sac en atteignant un belvédère, une place ou une promenade en bord de mer et s'assoient sur des marches pour écrire dans un cahier à couverture rigide où elles ont collé des feuilles d'arbre, des coupures de journaux, des photos, des extraits de poèmes"

Mais aussi page 151 :

"A Trieste et à Paris, James Joyce continue en réalité de marcher de manière imaginaire dans Dublin, sans doute comme Benjamin dans Berlin. Aucun ne reviendra dans sa ville d'origine. Virginia Woolf marche en même temps dans Londres et sur le sentiers de la campagne anglaise, près de sa maison, et entre la rationalité et le délire, elle suppose qu'il y aura bientôt une invasion allemande. Elle porte d'austères chaussures anglaises, décoiffée sous la pluie, tenant une canne qui s'enfonce devant elle sur les chemins boueux. Elle marche au bord d'une rivière et entend le murmure de l'eau comme une invitation."
Sur ce motif de la rivière, je reviendrai prochainement.

[Ajout à 0h37 : Après avoir publié cet article, je vois que mon ami le Doc vient de publier trois heures plus tôt sa dixième étape de son Itinéraire pour Cesaria (10 sur 19 et demi), sur le fabuleux site Baoubaxter. Or il écrit ceci en avertissement : ce texte a été écrit lors du printemps 2020, période du confinement en France interdisant les terrasses de café et la promenade en bord de mer. ]

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* Je n'ai pas lu Les Vagues, mais un article de Claire Davison-Pégon montre bien les différences entre les deux traductions :

"Cécile Wajsbrot aussi se montre sensible à l’appel musical du roman, qu’elle situe entre autobiographie mystique et élégie, et dont elle cherche à restituer le tumulte, le mouvement rythmé et les échos intérieurs, qui, d’après elle, avaient été effacés par l’approche classiciste, élevée, de Yourcenar : « le regard de Virginia Woolf plonge, celui de Marguerite Yourcenar parcourt ». Wajsbrot tient à dégager la simplicité quotidienne du texte, son discours léger et direct, contestant les choix de Yourcenar quand, par exemple, « This is here and now » devient « ce que vous dites, c’est vrai ici où nous sommes, c’est vrai en ce moment ». Et nous pouvons apprécier la délicatesse de cette deuxième approche toute en touches subtiles, banales et légères dès la première phrase du texte, véritable genèse du monde :

The sun had not yet risen. The sea was indistinguishable from the sky, except that the sea was slightly creased as if a cloth had wrinkles in it.
(Woolf, 1931)
Le soleil ne s’était pas encore levé. La mer et le ciel eussent semblé confondus, sans les mille plis légers des ondes pareils aux craquelures d’une étoffe froissée.
(Yourcenar, 1937)
Le soleil n’était pas encore levé. La terre ne se distinguait pas du ciel, mais elle était un peu froissée, telle une nappe marquée de plis.
(Wajsbrot, 1991) "

 ** Je crois bien que je n'en ai pas fini avec le vertige... Il faut lire cet entretien de Camille de Toledo pour Diacritik (4 décembre 2017), qui ouvre des perspectives bien entendu (j'ose à peine écrire le mot) vertigineuses...


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