lundi 18 mars 2024

La dame au gant bleu

Ce dimanche 3 mars, où j'ai découvert Léon Spilliaert à la brocante des Marins, fut marqué également par   une autre coïncidence autour d'Eric Poindron. Dans Le voyageur inachevé, un chapitre liminaire, portant le titre explicite de Sur le seuil, mettait en scène une fiction censée se dérouler un premier dimanche d'octobre. Le narrateur avait accepté "avec entrain l'invitation de Lise Deharme, la complice d'André Breton, la romancière et l'héroïne romanesque, à rendre visite à Cosme Pardaillan, le propriétaire du château de l'Horloge, chemin des Lilas, dont je tais l'adresse." 

Lise Deharme (par Man Ray), 1935.

Lise Deharme. Je n'avais jamais rencontré ce nom depuis 2005, année où je conçus pour la circonscription de La Châtre un projet d'écriture poétique que j'appelai alors "Farouche à quatre feuilles", directement inspiré de l'ouvrage du même nom, publié en 1954, aux éditions Grasset,  réunissant des textes d'André Breton, Julien Gracq, Jean Tardieu et Lise Deharme. Le farouche était le nom méridional d'une sorte de trèfle. A chacune des feuilles de ce farouche (Dire, Lire, Ecrire, Ecouter) correspondaient quatre propositions d'activités. J'avais poussé la métaphore végétale jusqu'à proposer huit "ivraisons", mises en ligne à chaque pleine lune à partir du 8 septembre 2005.

A l'époque, je n'avais pas cherché à en savoir plus long sur Lise Deharme. Le nom seul m'était resté, que je retrouvai donc avec une surprise certaine dans le récit énigmatique d'Eric Poindron : "C'est en cherchant mon trousseau de clés que je m'aperçus qu'un gant de daim bleu pâle appartenant à Lise avait trouvé refuge dans la poche de ma veste. Encore un mystère, certes modeste, à ranger dans la boîte à mystères." Ce gant bleu n'est autre qu'une résurgence de Nadja, où Breton rapporte la visite, le 15 décembre 1924, à la Centrale surréaliste, rue de Grenelle, de Lise Meyer, née Hirtz, la future Lise Deharme. Aragon, avec qui il tient la permanence ce jour-là, suggère qu'elle offre au Bureau de recherches un des étonnants gants bleu ciel qu’elle porte alors. "Comme la visiteuse est sur le point d’y consentir, écrit Georges Sebbag, Breton, particulièrement troublé, la supplie de n’en rien faire. Sa panique augmente quand la dame projette de revenir poser sur la même table un gant féminin moulé en bronze, au poignet plié et aux doigts sans épaisseur. L’émoi de Breton est considérable. Depuis ce 15 décembre, il est fort épris de Lise Meyer, sans que son amour soit payé de retour. Son désespoir retentit dans des pages de l’Introduction au Discours sur le peu de réalité qui campent une atmosphère de fin du monde et où le narrateur se retrouve seul avec la femme aimée : « Paris s’est écroulé hier ». Un échantillon des lettres à la dame au gant témoigne de l’amour sublime ressenti par Breton : « Vous êtes pour moi, au sens propre du mot, une apparition » (11 février 1925)." Alain Joubert, chroniquant les Lettres à Simone Kahn (1920-1960) dans En attendant Nadeau, nous donne la fin de l'histoire : "La dame au gant plonge Breton dans un émoi qui va le tenir en haleine jusqu’en octobre 1927, près de trois ans sans que son amour ne parvienne à trouver un écho chez celle qui semble se jouer de lui avec l’habileté d’une grande coquette. Finalement lassé, il prendra prétexte de la présence d’Emmanuel Berl chez elle, alors qu’ils avaient rendez-vous, pour rompre sans retour, par deux lettres des 25 et 26 octobre 1927."

Ce retour de la farouche Lise Deharme près de vingt ans plus tard me laissait rêveur, mais ce n'était pas terminé : ce fameux dimanche 3 mars, me plongeant nuitamment dans l'énorme livre de Grégoire Bouillier, Le coeur ne cède pas, commencé le 18 février, je lis ceci à la page 138 :
"Lise Deharme est une poétesse aujourd'hui oubliée. Amie des surréalistes , de Cocteau, de Picasso aussi, elle tint, entre 1939 et 1949, le journal de ses Années perdues et, le 11 septembre 1939, elle écrit ce poème dont j'ai envie de citer certains vers :
"Mon bol bleu ! C'est la paix.
Mes serviettes bien rangées sur le porte-serviettes : c'est la paix.
Se moquer du temps qu'il fait : c'est la paix.
Regarder par la fenêtre : c'est la paix.
Embrasser : c'est la paix.
Se plaindre : c'est la paix.
Perdre son temps : c'est la GUERRE."

Le 3 mai 1943, elle écrit aussi : "Je ne reconstituerai pas de mémoire les événements de cette nuit affreuse : celle du 17 au 18 avril. Je laisse dans l'oubli cette nuit  pendant laquelle ils ont célébré à leur manière l'anniversaire d'Hitler. Je garde au fond de mon coeur la blessure causée par l'attitude de certains "compatriotes", ce qui ne serait pas très grave, si... Mais je ne le dirai pas ! Je ne peux pas l'écrire. Immonde époque dont rien n'efface la souillure. Ils peuvent tout me prendre, mais ils ne peuvent rien m'enlever. Il faut n'avoir peur de rien , car la peur n'évite rien."

Je ne devais pas lire ce livre. C'est Christian, le grand-père des enfants qui avait tenu à me le prêter. Il m'avait déjà mis dans les mains naguère Son odeur après la pluie, de Cédric Sapin-Defour. Et on a vu ce qu'il en était advenu (voir Ubac). Et là il récidivait, mais je l'avais bien prévenu, j'avais plein d'autres livres à finir, celui-ci, ce pavé de 900 pages, cette masse d'imprimé presque indécente, il attendrait son heure, il faudrait pas être pressé. Rodomontade. Le soir-même, j'y jetais un oeil, et puis les deux yeux, et tout y passait, j'étais refait. 

Pourquoi ? Parce qu'en août 1985, à Paris, une femme du nom de Marcelle Pichon s’est laissée mourir de faim chez elle pendant quarante-cinq jours en tenant le journal de son agonie. Cadavre découvert seulement dix mois plus tard. Fait divers entendu à la radio par Grégoire Bouillier. Jamais oublié. Et voilà qu'en 2018, le hasard le remet sur la piste de cette femme. Dès lors, d'elle, de Marcelle Pichon, il veut tout savoir, tout comprendre. Ça donne ce monstre littéraire, et puis un site. Même nom, Le coeur ne cède pas. Regardez bien la page d'accueil, vous comprendrez sûrement pourquoi j'ai été si vite fasciné moi aussi. 


Cela m'a rappelé bien sûr l'attracteur étrange de Marc-Antoine Mathieu. Mais je n'en dis pas plus pour l'instant. On en reparle vite.



dimanche 10 mars 2024

Marvin et les Marins

Dimanche dernier 3 mars, premier dimanche du mois, était donc le jour de la brocante des Marins, dont j'ai si souvent éprouvé la magie. Les deux derniers mois, je n'avais pu m'y rendre ou bien j'avais bêtement oublié le jour. Cette fois-ci j'étais fermement décidé à ne pas louper le coche. Garé rue des Belges, j'ai abordé l'affaire par le stand en face du café Le Longchamp. Et ce fut d'emblée la révélation : une femme au chapeau noir et au regard ténébreux me subjugua instantanément. La Buveuse d'absinthe du peintre flamand Léon Spilliaert (1907) faisait la couverture du catalogue de l'exposition qui eut lieu du 18 décembre 1997 au 28 février 1998 au Musée-galerie de la Seita (aujourd'hui disparu).


Je ne connaissais pas du tout ce peintre, né à Ostende en 1881, comme James Ensor, beaucoup plus célèbre. La force et l'étrangeté de ses oeuvres me saisissent, et je m'empare bien entendu de l'ouvrage. J'arpente ensuite l'avenue, des deux côtés, ubac et adret, sans plus de découverte. Et je repasse, bouclant la boucle, par ce stand initial où je finis par craquer sur un bel ouvrage d'Emmanuel Anati, L'art rupestre dans le monde, L'imaginaire de la préhistoire (Larousse, 1999). Ce sera tout pour cette fois, mais en somme j'ai fait le plein de rêves (ou de cauchemars, avec l'inquiétant Spilliaert).

Hier samedi, sous la pluie fine qui n'en finissait pas de pointiller les rues, je suis retourné à la médiathèque. Un livre en retard comme un sempiternel prétexte à recharger la besace. Et dans celle-ci, un autre livre d'Eric Poindron déjà aperçu la semaine précédente, Comme un bal de fantômes (Castor Astral, 2017). Il était toujours sur la table des nouveautés, personne n'avait encore jeté son dévolu sur lui (ô lectrices et lecteurs castelroussins, vous ne savez pas ce que vous perdez). J'ai commencé à le lire le soir-même, à petites foulées, à voix haute parfois. Et continué ce matin, tiens, par Toujours comme à Ostende, dédié à Jérôme Leroy.

"(...) Comme des souvenirs de vaisseaux barbares
Des fantômes d'écume et de bruine
Comme un hiver de rien au coeur d'un coeur de théâtre

"Si Dieu le veut, je retournerai à Ostende",
c'est Marvin Gaye qui chuchote en souvenir

Ostende Ostende
Où il écrivit "Sexual Healing"

Les masques de James Ensor 
Dansent encore en vitrine
Non loin de la mer (...)"

Ensor est présent, mais pas Spilliaert, et je suis presque un peu déçu. Alors je reprends l'album de la Seita et, l'ouvrant au hasard, tombe sur la double page 72-73. A droite, le Port d'Ostende (1909) :

Encre de Chine, aquarelle et crayons de couleur sur papier, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

A gauche, le texte, commençant par ce paragraphe : "Comme Verhaeren, poète et grand admirateur du jeune artiste, qui dépeint si bien ce vent des Flandres, Spilliaert nous fait entendre une mer mythique. C'est de "La Traversée des apparences" qu'ils nous parlent tous les deux, à travers "Les mille éclats de l'insaisissable instant" décrits par Virginia Woolf dans Les Vagues."

Et c'est moi qui suis saisi une nouvelle fois. La veille, j'avais lu, toujours d'Eric Poindron, le poème Yügen & Enfances aux jardins, dont voici un extrait :

Souvenez- vous de cet instant Yügen, qui ne se raconte pas,
que vous n'avez jamais su décrire
Qui ne peut être en capture
Le rayon de soleil, l'amour qui musarde, la glace qui fond,
le frisson sans raison, un frémissement dans un arbre
comme une chanson ancienne,
l'extase devant le paysage.
Et pourtant il fallait en conserver le souvenir, la justesse,
l'incandescence, le magnifique, l'unicité
Oui, ce moment ainsi
Juste et inouï
Le vivre, s'en souvenir, et "se promettre de ne jamais 
l'oublier"

Comme Les Vagues de Virginia Woolf 

"Je m'oblige à fixer ce moment, ne serait-ce que 
dans une seule ligne d'un poème que je n'écrirai pas..." (p. 20)

Je suis d'autant plus saisi que j'avais déjà noté ce samedi ce que j'appelle une luciole, une petite bulle synchronique, une résonance qui semble ne pas faire réseau : Virginia Woolf était cité également dans un passage du livre de Sandrine Tolotti vu ce même jour. Le Japon du Yügen formait aussi le cadre de cette autre épopée minuscule ; l'autrice y évoquait une cabine téléphonique perchée sur une colline, en surplomb du petit port japonais d'Otsuchi, qui fut détruit à 90% par le tsunami de 2011. Itaru Sasaki l'avait repeinte en blanc, y avait installé un vieux téléphone à cadran à bakélite raccordé à rien, sinon à l'âme de son cousin, décédé d'un cancer, avec qui il voulait garder un contact. Trois mois plus tard, le tsunami a dévasté la ville, les gens se sont réfugiés sur les hauteurs et ont découvert la cabine. "Itaru Sasaki  a commencé à voir certaines personnes parler au téléphone, le soir. Et puis cela n'a plus cessé. A ce jour, plus de trente mille personnes sont allés parler avec leurs morts du haut de ce jardin. Pour prendre des nouvelles, pour en donner ou pour délivrer un dernier message composé de mots qu'on aurait voulu prononcer avant mais qu'on a tus ; parce qu'on n'a pas su ou parce qu'on n'a pas pu." (p. 204)

Un peu plus loin, Sandrine Tolotti écrit :

"Tous trouvent là une sorte de réconfort singulier. Peut-être parce qu'il instaure pour communiquer avec les morts un espace plus profane, plus personnel et plus matériel qu'un sanctuaire, mais aussi un espace plus spirituel, plus poétique, plus extraordinaire que l'environnement quotidien, le kaze no denwa* semble installé à la frontière du normal et de l'anormal, celle sans doute où il est plus facile pour beaucoup de nourrir "les illusions bénies qui nous font vivre" (Virginia Woolf)."



Marvin Gaye à Ostende.

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* Le téléphone du vent, baptisé ainsi par Itaru Sasaki.

vendredi 8 mars 2024

Epopée minuscule d'une carte postale

J'ai poursuivi avec grand plaisir la lecture des Epopées minuscules, et me suis arrêté sur le texte intitulé Métamorphoses de la carte postale. Sandrine Tolotti retrace sa jeunesse (celle de la carte postale), "qu'elle a passée, dit-elle, à s'affranchir des circonstances désolantes de sa naissance, à l'ombre de la guerre." Le 1er juillet 1870, Bismarck signe le décret autorisant l'impression et la diffusion des Correspondenz karten, feuillet cartonné devant circuler à découvert, et qui fut vendu à 45 000 exemplaires dès le premier jour. "Bien pratique, souligne Tolotti, à l'aube de la guerre franco-prussienne de pouvoir espionner les lettres des soldats sans avoir à ouvrir l'enveloppe." La carte postale officielle (CPO) sera mise en vente par la Poste française le 15 janvier 1873, et là aussi ce sera le succès immédiat avec sept millions d'exemplaires vendus en une semaine. Deux ans plus tard, l'industrie privée est autorisée à fabriquer des cartes postales. Quatre à cinq milliards de cartes s'échangeront en France pendant la Grande Guerre. La Poste connaît alors son âge d'or, on relève le courrier jusqu'à huit fois par jour.

Ceci est bien beau et fort intéressant, mais c'est avant tout le final du texte qui m'a retenu, lequel évoque la carte postale qu'Agnès Varda envoya à Jacques Demy depuis Londres (et que j'ai retrouvée sur le site ciné.tamaris.fr) :


Le mot est charmant et plein d'humour, mais regardez l'adresse : 

Jacques Demy
Allée Raffet
Cimetière Montparnasse

Et Sandrine Tolotti conclut par ces lignes :

"Ton Agnès" a écrit jusque dans la tombe des mots d'amour à son Jacquot de Nantes, qui lui seront scrupuleusement retournées par le gardien. Elle envoie le message le plus déchirant, sous enveloppe pour ne pas effrayer le postier, en juin 2010 : "Je suis hyper active, mais je m'impatiente. Hier, au musée, j'ai revu cette peinture de Baldung Grien qui est toujours dans ma tête. Ah quel couple ! Elle est en chair il est en os. J'attends que tu viennes me tirer par les cheveux.
Le message, c'était fatal, a sans doute mis près de neuf ans pour parvenir au destinataire. Car Agnès Varda est morte en mars 2019. Il n'y a pas de plus bel exemple de la vertu que possède la lenteur des cartes postales." (p. 137)

La peinture de Baldung Grien n'est autre que celle-ci :

 


Il se trouve que j'en ai parlé le lundi 18 mars 2019 dans l'article justement nommé La jeune fille et la Mort. J'y écrivais ceci : "Hans Baldung Grien, élève de Dürer à Nuremberg entre 1503 et 1507, fit l'essentiel de sa carrière à Strasbourg où il mourut en septembre 1545. C'est en 1517 qu'il peignit ce tableau dans lequel la Mort saisit une jeune fille par les cheveux pour la forcer à descendre dans la tombe, qu'elle désigne de sa main droite. La jeune fille, dont le corps blanc et nu contraste violemment avec le bronzage du squelette, se tord les mains sans opposer vraiment de résistance."

Le 20 mars, je poursuivais dans Sans toi(t), où je montrais l'importance de ce tableau pour Cléo de 5 et 7, le chef d'oeuvre d'Agnès Varda, avec Corinne Marchand dans le rôle-titre.


Une  photo de tournage montrait bien la peinture de Baldung Grien présente sur le lieu-même des prises de vue (l'ovale qui l'encadre est de Varda).


Neuf jours plus tard, le 29 mars 2019, Agnès Varda rejoignait donc Jacques Demy dans la tombe.


lundi 4 mars 2024

Quatre fois Bergen-Belsen

Je récapitule : après avoir publié le 27 février l'article sur Tlön Uqbar Orbis Tertius, je file à la médiathèque Equinoxe que je dépouille de l'essai de Jérôme Fourquet, La France d'après, dont un passage sur Angers vient souligner une résonance sur le motif de la barque (c'est l'objet de la chronique du Troll de la rue Mouffetard), ainsi que du livre, roman, poème, dérive, exploration hallucinée, on ne sait comment dire, bref Le voyageur inachevé d'Eric Poindron, qui nous renvoie à Borges, aux miroirs des fonds de couloir et aux lanternes sourdes qu'on promène la nuit dans les musées. 

Ce n'est pas tout : dans mon appétit vorace d'imprimé, je me suis chargé aussi de ce livre singulier de Sandrine Tolotti, Les épopées minuscules (Premier Parallèle, 2023), né de L'intimiste, magazine par courriel lancé en mars 2019 "pour, explique Sandrine Tolotti, explorer les zones blanches du journalisme classique, proposer une autre hiérarchie de l'important. Les moments, les vies, les incidents, les lieux, les objets, les événements négligés et réputés minuscules y sont rois." (p. 7)


Comme je ne fais guère que cela, rendre compte d'événements négligés et minuscules, je me suis plongé dans cet opus rassemblant "100 contes vrais et autres histoires de la vie ordinaire". Trois livres donc de la médiathèque entre lesquels j'ai navigué, bourlingué, caboté, et si j'ai achevé (paradoxalement) Le voyageur inachevé, il me reste bien des pages dans les deux autres ouvrages. C'est aussi que je me suis arrêté dans Les épopées sur cette histoire qui venait juste après celle des pâtes les plus rares du monde, les Su filindeu de Sardaigne, l'histoire du lieutenant-colonel Mervyn Gonin, le médecin qui dirigeait l'unité d'ambulance britannique qui est entrée la première dans le camp de Bergen-Belsen le 15 avril 1945. Gonin est horrifié par ce qu'il découvre, sur les 60 000 détenu(e)s encore vivant(e)s, 14 000 mourront encore de faim, de dysenterie, de typhus. Et c'est alors que, fin avril, arrive dans cet enfer un chargement de rouge à lèvres. Il raconte cela dans son journal : 

"Ce fut peu après l'arrivée de la Croix Rouge Britannique, bien que cela n'ait peut-être pas de lien, qu'une très grande quantité de rouges à lèvres arriva. Cela n'était absolument pas ce que nous avions demandé, nous hurlions pour obtenir des centaines de milliers d'autres choses et je ne sais pas qui a demandé du rouge à lèvres. Je souhaite tellement que je puisse découvrir qui a fait cela, ce fut l'action d'un génie, si finement brillant. Je crois que rien n'a fait plus pour ces internés que du rouge à lèvres. Des femmes couchées dans leurs lits sans draps, sans chemise de nuit mais avec des lèvres rouge écarlate, vous les voyiez errer sans rien excepté une couverture sur les genoux, mais avec des lèvres rouge écarlate. J'ai vu une femme morte sur une table, sa main agrippant encore un bout de rouge à lèvres. Au moins quelqu'un a fait quelque-chose pour les rendre individus à nouveau, ils étaient quelqu'un, et plus le simple nombre tatoué sur leur bras. Au moins ils pouvaient trouver un intérêt a leur apparence. Ce rouge à lèvres a commencé à leur rendre leur humanité."

Oeuvre de Banksy

Edifiante histoire. Mais au-delà de sa portée tragique, il me revenait que Bergen-Belsen était aussi mentionné dans ce même chapitre III des Anneaux de Saturne, où Sebald cheminait sur la côte est du Suffolk. Et c'était juste avant l'épisode de la barque, au moment où il atteint le lac d'eau saumâtre de Benacre Broad. Le monde semble s'être figé, "la voûte céleste était vide et bleue, pas un souffle ne traversait l'air, les arbres se dressaient comme peints et pas un seul oiseau ne volait par-dessus le velours brun de l'eau. C'était comme si le monde avait été placé sous cloche jusqu'au moment où d'énormes nuages ballonnés se levèrent à l'ouest et déployèrent lentement une ombre grise sur la terre."Le narrateur risque alors une hypothèse, en suggérant que c'est peut-être cet assombrissement qui lui rappela avoir découpé quelques mois auparavant un article paru dans le Eastern Daily Press à propos du décès de George Wyndham Le Strange qui vivait dans la grande maison de maître située de l'autre côté de la lagune de Benacre Broad.

"Le Strange, ainsi qu'on l'apprenait dans cet article, avait servi pendant la dernière guerre dans l'unité antichars qui libéra le camp de Bergen-Belsen le 14 avril 1945 ; il était rentré d'Allemagne aussitôt après l'armistice afin de se charger, dans le comté de Suffolk, de l'administration des biens de son grand-oncle, une fonction qu'il assuma, comme j'ai pu l'apprendre par ailleurs, d'une manière exemplaire au moins jusqu'au milieu des années cinquante. C'est d'ailleurs à cette époque que Le Strange engagea la gouvernante à laquelle il légua finalement la totalité de sa fortune [...]. D'après l'article du journal, la gouvernante en question, une jeune femme simple, native du bourg de Beccles, et répondant au nom de Florence Barnes, avait été recruté par Le Strange à la condition expresse qu'elle acceptât de prendre avec lui, mais en observant un silence absolu, les repas qu'elle serait chargé de préparer."

Bien qu'il soit répertorié dans le site consacré au camp de Bergen-Belsen*, il semble que Le Strange soit une création de Sebald. C'est du moins ce que pense la biographe Carol Angier (dont le texte n'a pas encore été traduit en français). L'article de l'Eastern Daily Press serait aussi une invention. Une photo de Bergen-Belsen, avec des corps étendus sous les arbres, est pourtant reproduite sur une pleine page, tranchant avec les autres photos de paysage. Voilà bien un exemple de la singulière trajectoire littéraire de Sebald, qui culminera avec Austerlitz, avec ce tissage toujours retors entre réalité et fiction.


Je n'en avais pas fini avec Bergen-Belsen. Le 1er mars, un article de Denis Seel dans la revue en ligne Diacritik, Je me souviens... de la foulée de Perec, me fournit une troisième apparition de Bergen-Belsen. Dans cet ouvrage collectif où chaque auteur, débutant son texte par un « Je me souviens », évoque un souvenir olympique (ou plusieurs) l’ayant particulièrement marqué, je note celui de Pierre Assouline se rappelant "qu’après la tragédie du 5 septembre 1972 à Munich – la prise en otages de onze athlètes israéliens par un commando palestinien et leur assassinat, il y eut le 50 kilomètres marche, et qu’un des concurrents était un quadragénaire ne payant pas de mine, avec sa calvitie, ses lunettes et son début de ventre, dont l’avant-bras portait un numéro matricule, l’israélien « Shaul Ladany, déporté à huit ans à Bergen-Belsen, rescapé du génocide et du massacre qui venait d’avoir lieu », son numéro matricule lui avait été tatoué à quelques kilomètres du stade."

                Shaul Ladany marchant devant le mémorial du camp de concentration de Bergen-Belsen en 2019. 

Enfin, hier soir, terminant la lecture de La rencontre de Santa Cruz, de Max-Pol Fouchet, je croise ce dialogue :

- De nouveau, le Cascabel annonce, si les coupables ne se dénoncent pas, qu'il va faire fusiller des suspects. Vingt, cette fois. Demain. Mais en privé, dans la cour de la caserne...
- Il craint des manifestations.
- Peut-être... En tout cas, il déclare aussi  que d'autres exactions suivront, tous les deux jours, aussi longtemps que les responsables ne se livreront pas. Je vous le dis, il est dément.
   Pas plus que les nazis, pensais-je. En comparaison d'Oradour, d'Auschwitz, de Dachau, de Bergen-Belsen, des camps, des crématoires, des tueries du Mont Valérien et d'ailleurs, ce que faisait Carachuga était de l'artisanat, pas de la grande série... Parce qu'il n'en avait pas les moyens. (p. 309)

Quatre livres, quatre occurrences de Bergen-Belsen.

Je n'oublie pas qu'y moururent, parmi tant d'autres, Anne Franck et Hélène Berr.

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* Seul le texte de Sebald est d'ailleurs reproduit. Aucune autre donnée n'accrédite de son existence.

samedi 2 mars 2024

Le miroir et la lanterne

 "Je ne suis vraiment qu'un chasseur de souvenirs imaginaires..."

André Hardellet

Citation en exergue du livre Le voyageur inachevé d'Eric Poindron.  Et cela seul aurait suffi à me convaincre d'emporter l'ouvrage en question, posé sur la table des nouveautés (ce qu'il n'est pas vraiment, ayant été publié en 2021). D'Eric Poindron, je ne connaissais que le blog Curiosa & Coetera, et n'avais lu aucun de ses nombreux livres. J'avais souvenir aussi d'une agréable causerie musicale l'an dernier au café Equinoxe à l'occasion de l'Envolée des livres, qu'il avait animé en compagnie, entre autres, de CharlElie Couture et de Jean-Pierre Siméon.

André Hardellet, l'un de ces écrivains méconnus et secrets que j'affectionne, que j'ai eu le plaisir de citer dans plusieurs articles, se trouvait donc être au début mais aussi à la conclusion de ce livre inclassable d'Eric Poindron, que Richard Blin, dans le Matricule des Anges de juin 2021, décrit fort justement : "Dans Le Voyageur inachevé, ce rôdeur des frontières du sens, ce disciple d’André Hardellet, « notre frère de chemins de tangente », ce chasseur de hasards et de coïncidences, qui se croit et s’espère « enfant naturel » de Restif de La Bretonne, nous propose un voyage à l’intérieur des livres qu’il aime, de la littérature et de lui-même ou plutôt du musée « aux pièces sombres et aux miroirs ombrageux » que chaque homme porte en lui. Un voyage en vingt-six nuits comme les vingt-six chapitres des Nuits d’octobre de Gérard de Nerval. "

"Chaque homme porte en lui un musée aux pièces sombres et aux miroirs ombrageux" est la première phrase de la Nuit I, "Vestibule en guise de préambule", page 17. Une première phrase que j'ai immédiatement notée parce qu'elle venait si fort en résonance avec le Tlön Uqbar Orbis Tertius de Borges, dont j'avais tiré chronique au matin même de de ce 27 janvier. Résonance avec la première phrase de la nouvelle que j'avais déjà relevée en ce qu'elle venait percuter la propre histoire de Serge Lehman "C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement The Anglo-American Cyclopoedia (New York, 1917)."


Cette rencontre n'était pas fortuite. Borges n'allait pas tarder à se montrer ; c'était deux pages plus loin :

"Je pousse la mystification jusqu'au bord du précipice. L'art du faux ou du presque vrai est une bien séduisante vérité. Et le taquin voyant Borges d'ajouter qu'il n'est peut-être personne qui, pour écrire, ne se dédouble ou, pour le moins, n'exagère ses singularités et ses certitudes."

Et vingt pages en aval, encore, associé à cette réminiscence de l'Islay du troll de la rue Mouffetard :

"Il pleut des lanternes sur Inverness.
Un jour, au bord du Loch Ness, par ce que les eaux froides ne sont jamais si froides. Un autre jour, sur l'Ile de Islay, pour des couchers de soleil qui durent encore plus longtemps que l'imagination
Il pleut sur les Borgesiana fragiles qui révèlent les secrets du temps et de l'autre." (p. 39)

 

Jorge Luis Borges, 1984 by Ferdinando Scianna

Et, pour en finir provisoirement, cette allusion à Pierre Michon, dans la salle du bestiaire de la Nuit III :

"Avec Pierre, l'écrivain & homme de vigie, il nous arrive de converser quand les étoiles apparaissent, que les chats sont gris et que nous ne le sommes pas encore. Il me parle de mansuétude, du "chat-qui-s'en-va-tout-seul", de l'Argentine de Borges et de la Creuse. Nous sauvons des mots anciens et n'échafaudons aucune théorie. L'amitié, cette lanterne vivace qui éclaire les chemins de crête et de contrebande." (p. 41)

Cette rencontre de la Creuse et de l'Argentine me ravit particulièrement. Moi, l'Aigurandais, qui vécut si longtemps en cette frontière entre Indre et Creuse, sur la ligne de partage des eaux entre ces deux rivières, seuil entre cités gauloises rivales, Lémovices et Bituriges, dont les noms baptisèrent Bourges et Limoges, moi, l'Aigurandais qui inaugura en ce premier contrefort du Massif Central les longues amitiés qui durent toujours, et se ravivent chaque année en février, à la confluence des trois zones de vacances scolaires, réunissant les comparses dispersé(e)s en ce lieu désormais pour nous mythique de la Forêt-du-Temple, en Creuse précisément, juste à côté du monument aux morts où l'on peut lire qu'Emma Bujardet, après la mort de ses proches dans les lointaines tranchées de l'Argonne et d'ailleurs, mourut de chagrin.



Puis je m'avise aussi que deux des citations d'Eric Poindron comportent une lanterne. Mot clé : l'auteur dit d'ailleurs que le livre aurait pu s'intituler Le Flâneur de lanternes, expression qu'il reprend à la page suivante en l'associant au miroir : "Flâneur de lanternes et bibliographe consciencieux, il collectionnait les épigraphes et les logogriphes qu'il conservait derrière le miroir sans fond, dans les coulisses d'un musée battu par les vents du vieil harmonium." (p. 19)

Page 11, l'épigraphe du chapitre introductif, Sur le seuil, est empruntée une nouvelle fois à André Hardellet, et l'on ne sera pas surpris d'y observer une nouvelle lanterne (même si Vieille ici, pour le coup) :

"Il vous faudra seulement de la patience et le goût de humer le vent sur les bords de la Seine, ou parmi des rues dont je ne peux même pas vous garantir l'existence ; la rue de la Vieille-Lanterne par exemple."

Lanterne qui fascinait aussi Hardellet. Dans la préface à Les Chasseurs, ce petit livre merveilleux que je découvris en Poche alors que je n'avais pas vingt ans, avec une toile de Magritte en couverture, il met lui-même en épigraphe cette phrase d'André Breton, puisée dans Arcane 17 : "Où va si tard le voiturier, peut-être ivre, qui n'a même pas l'air d'avoir de lanterne ?", et commente ensuite :

"Soudain, au tournant de la page, une telle phrase nous arrête net ; nous y avons reconnu aussitôt le timbre que de très rares voix seulement nous permirent d'entendre, le don de faire lever les souvenirs de leurs sillons.
Je tiens cette phrase, isolée de son contexte, pour un poème achevé qui, en trois lignes, s'étend jusqu'à de mystérieux territoires défendus par l'ombre."


"Ce voiturier, écrit-il un paragraphe plus loin, qui n'a pas besoin d'une lampe-tempête pour y voir clair dans l'obscurité, évoque cet autre enchanteur : R.L. Stevenson. Pew et John Silver se tient non loin de là, en alerte."

Sur le nom de Stevenson, une note de bas de page précise : "Parmi les vivants, je ne connais guère que Borges et Mac-Orlan qui rendent hommage convenablement à ce très grand écrivain."

 

 

jeudi 29 février 2024

Le troll de la rue Mouffetard

Juste après avoir rédigé l'article Tlön Uqbar Orbis Tertiusje me suis rendu sur le site Suédois d'ailleurs, de Nils Blanchard. Et j'ai immédiatement été saisi par cette photo de Nils, montrant la Loire à Angers en décembre 2023, photo que je me permets de reproduire ici.


Pourquoi "saisi" ? Pour deux raisons. La première est en rapport direct avec l'article sur Tlön. Angers y était cité dans l'histoire de Serge Lehman. La ville n'y joue aucun rôle important, c'est juste un détail, mais c'est comme dans un rêve, tous les détails comptent. C'est avant d'aller à Angers que l'écrivain fait halte chez un caviste de la rue Mouffetard. On connaissait la sorcière de la rue Mouffetard, de Pierre Gripari, mais là c'était un troll qui surgissait d'une trappe et vous fourrait une bouteille d'Islay dans les mains.

La seconde raison, c'est cette barque noire sur le fleuve, parallèle au pont traversé par un unique passant. Le motif de la barque n'avait cessé de m'apparaître ces dernières semaines, et d'en voir encore une manifestation me toucha fortement. D'autant plus que - détail sur lequel j'avais fait l'impasse dans la chronique -  le chapitre III des Anneaux de Saturne que j'étudiais faisait aussi état de la présence d'une barque :

"A un quart d'heure à pied au sud de Benacre Broad, à l'endroit où la plage se rétrécit et cède la place à un morceau de côte découpée, gisent pêle-mêle quelques douzaines d'arbres morts qui ont dû tomber il y a des années déjà des falaises de Covehithe. Blanchi par l'eau de mer, le vent et le soleil, le bois brisé et sans écorce fait penser aux ossements d'une espèce, dépassant en taille les mammouths et les sauriens, anéantis il y a longtemps sur ce rivage solitaire. Contournant l'abatis, le sentier franchit un talus couvert de genêts puis grimpe jusqu'au sommet de la falaise argileuse qu'il longe à faible distance du bord de la terre ferme, menacée d'effondrement par endroits, à travers des fougères dont les plus grandes m'arrivaient à hauteur d'épaule. Au large, sur la mer couleur de plomb, un petit bateau à voile se déplaçait dans le même sens que moi ou, plutôt, à ce qu'il me semblait, se tenait sur place, tandis que de mon côté, j'avais beau presser le pas, je n'avançais pas davantage que l'invisible navigateur fantôme à bord de sa barque immobile."

 Et le texte était alors suivi d'une photo, une longue photo au format vertical.


Remarquez l'art de Sebald de susciter l'inquiétude en quelques phrases, de la falaise menacée d'effondrement et des fougères géantes comme venues tout droit du carbonifère jusqu'à cette barque mystérieuse au skipper fantôme. C'est juste après qu'il découvre le troupeau de cochons, va jusqu'à en toucher un en lui grattant doucement le creux derrière l'oreille, puis le ciel s'assombrit, des bancs de nuages déferlent au-dessus de la mer et il constate que la barque, "qui était resté si longtemps immobile, avait soudain disparu." C'est à ce moment précis qu'il se rappelle l'histoire du possédé de l'évangile de Marc.

Ce n'est pas tout. Dans l'après-midi, je rends quelques livres à la médiathèque et, inévitablement, je charge ma besace de quelques volumes qui attirent ma curiosité. Parmi eux, La France d'après. Tableau politique, de Jérôme Fourquet. Rien à voir donc, en apparence, avec la littérature et la poésie, Sebald et Borges. Sauf que ce livre s'inscrit dans le sillage d'un livre de référence, celui du géographe André Siegfried, Tableau politique de la France de l'Ouest, paru en 1913. Un ouvrage magistral mais dont la grille de lecture est en partie obsolète, qui faisait "la part belle aux "tempéraments" inhérents aux "races" ou aux habitants de telle ou telle région." :

"Les sciences sociales, qui ont grandement progressé depuis le début du XXI siècle, ont invalidé depuis longtemps ces catégories. Nous qui sommes natif du Mans et avons de lointaines origines paysannes, il était difficile de souscrire aux formules du type : "Avec sa passivité naturelle de Manceau ou d'Angevin, le paysan trouve naturelle cette soumission héréditaire et il est trop content de profiter des petits bénéfices qu'elle comporte." Trois pages plus loin, l'auteur récidive, ce sont cette fois les Angevins qui sont spécifiquement visés : "Le plus souvent même, ils [le paysan et le métayer] ne résistent pas à la pression : la douceur, la mollesse de cette race (Andegavi molles, écrivait César !) l'inclinent à une soumission passive et qui paraît d'autant plus naturelle qu'elle est héréditaire." (p. 17-18)


 Un autre livre emprunté cet après-midi là fut l'objet d'autres coïncidences. J'y reviendrai.



mardi 27 février 2024

Tlön Uqbar Orbis Tertius

L'article du 13 février, Forme étrange dans le chaos de la tradition, m'a conduit à relire la nouvelle de Borges, Tlön Uqbar Orbis Tertius, dans l'exemplaire Folio que j'avais acheté à La Châtre en février 1998, il y a donc vingt-six ans. L'avais-je relue dans l'intervalle ? C'est possible mais je n'en ai aucune certitude. Toujours est-il que je pris un immense plaisir à reparcourir cette vingtaine de pages où l'érudition la plus folle nous convie au vertige. Je ne sollicite pas bien sûr ce terme de vertige par hasard, c'est par lui que j'ai terminé l'article du 13, vertige que je n'ai pas tardé à retrouver dans la nouvelle elle-même, quand le narrateur retrouve dans un bar un grand in-octavo laissé en 1937 par Herbert Ashe, ingénieur des Chemins de fer du Sud : "Je me mis à le feuilleter  et j'éprouvai un vertige étonné et léger que je ne décrirai pas, parce qu'il ne s'agit pas de l'histoire de mes émotions, mais d'Uqbar, de Tlön et d'Orbis Tertius."



Il faut lire la suite immédiate : "Au cours d'une nuit de l'Islam qu'on appelle la Nuit des Nuits, les portes secrètes du ciel s'ouvrent toutes grandes et l'eau est plus douce dans les cruches ; si ces portes s'ouvraient, je n'éprouverais pas ce que j'éprouvai ce jour-là. Le livre était rédigé en anglais et comprenait 1001 pages." Impossible à cet instant de ne pas penser à la préface de Serge Lehman à son Art du Vertige, et au titre qu'elle portait : Mille jours de nuit. Titre qui ne doit rien à Shéhérazade, mais dont l'explication nécessite de revenir sur la découverte par Lehman du Mont Analogue de René Daumal, grâce au dessinateur Jean-Marc Rochette. Il écrit qu'il ne savait plus exactement ce qu'il cherchait mais que "le sentiment de dérive et d'exploration était une fin en soi." "Des réseaux de signification se dessinaient, poursuit-il, luisant brièvement - poissons des profondeurs - puis s'évanouissaient sans laisser de trace. Je commençais à perdre pied, mon bureau était recouvert de post-it, et quand je croisais mon reflet dans un miroir j'avais à peine l'impression de voir un visage."
Revenant alors à la ligne, il écrit : "C'est là que ça s'est produit."

Avant de se pencher sur ce qui s'est produit, j'attire l'attention sur cette histoire de miroir. Qui n'est pas anodine quand on sait que l'incipit de la nouvelle de Borges est celui-ci : "C'est à la conjonction d'un miroir et d'une encyclopédie que je dois la découverte d'Uqbar. Le miroir inquiétait le fond d'un couloir d'une villa de la rue Gaona à Ramos Mejia ; l'encyclopédie s'appelle fallacieusement The Anglo-American Cyclopoedia (New York, 1917)."

Revenons sur Serge Lehman. Sa femme, le voyant sombrer depuis deux mois dans Le Mont Analogue, décide qu'il est temps de faire une pause. Ça tombe bien, le couple est invité à Angers, alors, sur le chemin du départ ils s'arrêtent chez un caviste de la rue Mouffetard pour acheter du whisky pour leurs amis angevins. Comme Lehman demande de l'aide pour le choix du whisky, un type énorme, roux, barbu, chevelu - "on dirait un troll", précise Lehman - sort d'une trappe derrière le comptoir, l'emmène au fond de la boutique et lui conseille un Islay.
"Il emballait la bouteille. J'ai compris avec retard qu'il pensait avoir affaire à un alcoolique (j'avais vraiment une sale tête). J'ai bredouillé quelques mots pour le rassurer : "Non, ça va, je... fais des recherches... la nuit... C'est assez intense."
J'avais du mal à parler. Le troll a pris ma carte bleue.
"Ah ouais, des recherches... C'est sympa. Sur quoi ?"
Je n'allais pas entrer dans les détails, mais j'éprouvais quand même le besoin de dire quelque chose, d'essayer de me justifier. Alors j'ai fait au plus simple : "Sur l'entre-deux-guerres, les surréalistes, Queneau, tout ça..."
Le troll a souri en me rendant ma carte : "Ah ouais ? Moi, j'ai fait ma thèse sur René Daumal."
Une ligne de points de suspension suit ce passage. Elle signale une sorte de trou noir dans l'esprit  de Serge Lehman :
"Je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé ensuite. Comme si j'avais perdu conscience. Ma mémoire ne reprend qu'à l'instant où je claque la portière de la voiture, un quart d'heure plus tard. Ma femme me regardait avec curiosité : "Qu'est-ce qu'il y a, tu as l'air bizarre ?"
La bouteille de whisky reposait sur mes genoux. Je l'ai palpée à travers le sac pour vérifier qu'elle était bien là et je me suis entendu répondre, dans un état de stupeur totale : "Quelque chose vient de m'arriver, mais je ne sais pas quoi."
Vingt ans plus tard, l'écrivain n'a toujours pas d'explication sur ce qui s'est passé. Le souvenir de ce quart d'heure rue Mouffetard n'est jamais revenu. S'il a repris une vie normale à l'été 2001, il a replongé à la rentrée sur un détail de Métropolis : "Même impression d'être entraîné dans des chaînes associatives incontrôlables (infinies), même besoin de solitude, même sentiment de mystère et d'errance, même pulsion documentaire maniaque./ Sauf que là, l'immersion a duré trois ans. Je n'ai recommencé à publier  et à fonctionner socialement qu'à la fin 2004."
Et il conclut : "Trois ans : mille jours de nuit."

Borges, en 1969 (photo : Diane Arbus)

Le 14 février, j'ai cherché une illustration sonore pour l'article du 13. Je n'ai rien trouvé qui me satisfasse, cependant, par sérendipité, j'ai découvert que Sebald citait Tlön Uqbar Orbis Tertius dans Les Anneaux de Saturne, le premier livre que j'ai lu de l'auteur allemand, acquis le 15 avril 2003 (au coeur donc de la dépression de Serge Lehman). Je n'en avais pas souvenir. Chapitre trois, Sebald chemine alors sur la côté du Suffolk, près de la lagune de Benacre Broad. Une logique associative, qu'on peut penser semblable à celle de Lehman, le conduit à rapprocher un troupeau de cochons endormis dans un champ avec l'histoire du Gadarénien fou rapportée dans l'évangile de Marc. Un homme possédé, qui avait brisé toutes ses chaînes et que nul ne pouvait dompter, un homme qui affirme s'appeler Légion, parce que nous sommes plusieurs. "Et les plusieurs le supplient en disant : "Fais-nous passer dans les cochons, pour entrer en eux." (Un troupeau de pourceaux paissait aux alentours). Jésus leur permet, et les plusieurs entrent dans les cochons, se précipitent du haut de la falaise dans la mer et périssent. Sebald se questionne sur le sens de cette histoire, assis au bord de ce qu'il nomme "l'océan allemand", puis écrit :
"Tandis que cela me passait par la tête, je voyais les hirondelles zébrer le ciel au-dessus de la mer. Poussant sans cesse leurs cris perçants, elles se croisaient si vite que l'oeil ne pouvait les suivre. Autrefois déjà, dans mon enfance, lorsque du fond de la sombre vallée j'observais ces oiseaux  qui, à l'époque, volaient encore en grand nombre dans la clarté du jour déclinant, je m'imaginais que la cohésion du monde n'était assuré que par les lignes qu'ils traçaient dans l'espace aérien. De nombreuses années plus tard, je devais prendre connaissance d'un texte intitulé Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, rédigé en 1940 à Salto Oriental, en Uruguay, où il était question d'un amphithéâtre sauvé par quelques oiseaux."

Le nom de l'auteur, Borges, ne sera jamais indiqué. Le fragment cité se situe à la fin du texte principal de la nouvelle, juste avant le post-scriptum de 1947 :

"Dans Tlön les choses se dédoublent . elles ont aussi une propension à s'effacer et à perdre leurs détails quand les gens les oublient. Classique est l'exemple d'un seuil qui subsista tant qu'un mendiant s'y rendit et que l'on perdit de vue à la mort de celui-ci. Parfois des oiseaux, un cheval, ont sauvé les ruines d'un amphithéâtre." 

Et c'est en suivant les oiseaux, ces hirondelles qui avaient creusé leurs nids dans la couche d'argile supérieure de la falaise, que le narrateur de Sebald s'approche du bord, "qui pouvait céder à tout moment sous mes pieds", renverse la tête en arrière, tourne son regard vers le zénith et le laisse glisser vers le bas jusqu'à la plage étroite vingt mètres en contrebas.

"En expirant lentement pour surmonter la sensation de vertige qui m'avait gagné et en faisant un pas en arrière, il me sembla avoir vu bouger quelque chose dont la couleur jurait dans le paysage. Je m'accroupis, pris d'une soudaine panique, et plongeai du regard par-dessus le bord de la falaise. C'était un couple d'humains qui reposait là en bas, dans le creux, pensai-je, un homme couché sur le corps d'une autre créature dont on ne voyait que les jambes repliées et écartées. Et durant l'éternité de la seconde d'effroi où cette image me traversa, il me sembla qu'un tressaillement avait parcouru les pieds de l'homme, on aurait dit un pendu au moment du trépas." 


"Les anneaux de Saturne sont constitués de cristaux de glace vraisemblablement mêlés à des particules de météorites qui tournent en bandes circulaires dans le plan de l'équateur de la planète. Sans doute s'agit-il de fragments d'une lune plus ancienne, trop proche de la planète et finalement détruite sous l'effet de la force d'attraction de cette dernière" .

Encyclopédie Brockhaus