Chaque fois que je pense avoir épuisé le fil irano-syrien, un prolongement se dessine, une nouvelle perspective s'ouvre, et c'est encore ce qui s'est produit dimanche dernier, de surprenante façon.
En tant que bénévole pour Lire pour en sortir, j'ai été invité à participer au Goncourt des détenus. Autrement dit, à lire une partie des seize livres sélectionnés pour ce prix. Attention, nous ne votons pas, seuls les détenus volontaires de la centrale de Saint-Maur sélectionneront en temps voulu trois livres pour les délibérations au niveau régional puis national. Nous participons seulement aux débats, aux échanges autour des livres, lors de réunions communes dont la première a eu lieu vendredi dernier. J'ai donc choisi de lire Archipels d'Hélène Gaudy (qui apparaît en quelques endroits de ce blog), et Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, de Thomas Clerc. Je n'avais jamais lu Thomas Clerc, mais un article, peut-être celui de Pierre Benetti, La jubilation de la ville, dans la revue en ligne En attendant Nadeau, *m'avait fortement donné envie de le découvrir.
Six cents pages d'une déambulation continue à travers les 415 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages que compte le 18ème arrondissement : ça n'a rien d'un roman (et sans étonnement, je l'ai vu disparaître de la seconde liste du Goncourt), mais c'est bien plus passionnant et bien plus amusant que beaucoup de romans. Parce que l'auteur, piéton inlassable et flâneur méthodique qui n'a pas pour autant l'ambition de produire le guide du routard littéraire du 18ème, ponctue son périple par ce qu'il appelle lui-même des performances, j'aide mon prochain, attente, chien, j'améliore la rue..., souvent minuscules, souvent hilarantes. "(...) les performances, raconte-t-il dans un entretien avec Hugo Pradelle, rythment le texte, y introduisent des repères. On y progresse donc à la façon d’une composition rythmique en suivant le tracé de l’événement que constituent ces performances. En effet, je ne voulais pas juste regarder la ville. Certes, j’ai un côté voyeur, visuel, et le regard est un sens de la prédation, mais je voulais convoquer tous les sens, investir le corps entier dans le récit, dans l’écriture même. C’est pour ça que ce n’est pas un livre sur le 18e, mais un livre dans le 18e. C’est très différent. Le livre relate cette expérience « immersive » et essaie d’inscrire une trace dans le monde, dans le réel."
Or, ne voilà-t-il pas que dans ce livre (que je n'ai pas encore terminé à l'heure où je rédige cet article) surgit la figure de Sadegh Hedayat : "Au 37 [de la rue Championnet], s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir plus proche, je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre."(p. 304)
Voilà, c'est tout, le lecteur n'en saura pas plus. Mais Sadegh Hedâyat n'était pas un inconnu pour moi, je n'ai pas lu non plus son livre-culte, mais je venais juste de le croiser dans L'usure d'un monde de François-Henri Désérable. Alors qu'il visite la ville de Chiraz, l'auteur évoque les poètes iraniens :
"Et puis il y a Sadegh Hedâyat, au regard d'une implacable lucidité qu'il posait sur le monde et sur lui-même ; Hedâyat qui ressemblait à Pessoa, donc à un petit-bourgeois, mais dont la prose n'avait rien de petit ni de bourgeois ; Hedâyat qui honnissait la poésie lyrique et les barbus enturbannés ; qui dans une langue sans tradition romanesque inventa le roman ; qui fit La Chouette aveugle ; qui fit Trois gouttes de sang ; qui se disait "ni d'ici ni d'ailleurs ; chassé de là, non arrivé là", et qui fin 1950 arriva quand même à Paris, erra de mansarde en soupente avant d'ouvrir le gaz rue Championnet, à trois cents mètres de chez moi - et chaque fois que j'y passe, j'y pense,je pense à l'accent circonflexe qui coiffe le premier a d'Hedayat, et je le vois s'envoler." (p. 80)
Sadeg Hedâyat apparaît aussi, on s'en serait douté, dans L'usage du monde. En un très beau passage. Nicolas Bouvier raconte qu'un matin, avenue Lalezar, à Téhéran, en passant devant la porte ouverte d'une parfumerie, il entend une voix sourde, "voilée comme celle d'un dormeur qui rêve tout haut :
... Tu t'en vas sans moi, ma vie
Tu roules,
Et moi, j'attends encore de faire un pas
Tu portes ailleurs la bataille
..."
Bouvier entre dans la boutique sur la pointe des pieds et voit un gros homme lire ces vers de La nuit remue, d'Henri Michaux, "affaissé contre un bureau-cylindre dans la lumière dorée des flacons de Chanel. [...] Une impression extraordinaire d'acquiescement et de bonheur était répandue sur son large visage mongol perlé de sueur." "Je me gardai bien de l'interrompre, ajoute Bouvier ; jamais la poésie n'est mieux dite que de cette façon-là." Il fait ainsi la connaissance de Sorab, vingt-cinq ans, qui en paraissait tantôt seize, tantôt quarante : "Plutôt quarante, et le ton de qui en a déjà fini avec les surprises de l'existence. C'est qu'il n'avait pas toujours récité Michaux dans une parfumerie. Il avait fait beaucoup de choses, Sorab, et s'y était pris de bonne heure. A seize ans déjà : lecture, noctambulisme, haschisch dans l'entourage du poète Hedâyat où on l'acceptait malgré sa jeunesse. Aujourd'hui Hedâyat est mort, il a ouvert le gaz dans sa mansarde parisienne, mais son ombre habite encore la jeune littérature iranienne. Il se droguait ; beaucoup se droguent. Il s'est tué ; certains se tueront. Il aimait les fleurs funèbres, la gratuité, l'abandon, et vivait dans le sentiment de la mort et de la nuit ; ses épigones font tout cela." (p. 205)
Javad Alizadeh, « Sadegh Hedayat, black novelist » © CC BY-SA 3.0/Javad Alizadeh/Wikipedia |
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* Non, en réalité, c'était celui de Christian Rosset, dans Diacritik.