mercredi 9 octobre 2024

Tu t'en vas sans moi, ma vie

Chaque fois que je pense avoir épuisé le fil irano-syrien, un prolongement se dessine, une nouvelle perspective s'ouvre, et c'est encore ce qui s'est produit dimanche dernier, de surprenante façon.

En tant que bénévole pour Lire pour en sortir, j'ai été invité à participer au Goncourt des détenus. Autrement dit, à lire une partie des seize livres sélectionnés pour ce prix. Attention, nous ne votons pas, seuls les détenus volontaires de la centrale de Saint-Maur sélectionneront  en temps voulu trois livres pour les délibérations au niveau régional puis national. Nous participons seulement aux débats, aux échanges autour des livres, lors de réunions communes dont la première a eu lieu vendredi dernier. J'ai donc choisi de lire Archipels d'Hélène Gaudy (qui apparaît en quelques endroits de ce blog), et Paris Musée du XXIe siècle, Le dix-huitième arrondissement, de Thomas Clerc. Je n'avais jamais lu Thomas Clerc, mais un article, peut-être celui de Pierre Benetti, La jubilation de la ville, dans la revue en ligne En attendant Nadeau, *m'avait fortement donné envie de le découvrir. 

Six cents pages d'une déambulation continue à travers les 415 rues, squares, places, avenues, cités, jardins, villas, boulevards, impasses et passages que compte le 18ème arrondissement : ça n'a rien d'un roman (et sans étonnement, je l'ai vu disparaître de la seconde liste du Goncourt), mais c'est bien plus passionnant et bien plus amusant que beaucoup de romans. Parce que l'auteur, piéton inlassable et flâneur méthodique qui n'a pas pour autant l'ambition de produire le guide du routard littéraire du 18ème, ponctue son périple par ce qu'il appelle lui-même des performances, j'aide mon prochain, attente, chien, j'améliore la rue..., souvent minuscules, souvent hilarantes. "(...) les performances, raconte-t-il dans un entretien avec Hugo Pradelle,  rythment le texte, y introduisent des repères. On y progresse donc à la façon d’une composition rythmique en suivant le tracé de l’événement que constituent ces performances. En effet, je ne voulais pas juste regarder la ville. Certes, j’ai un côté voyeur, visuel, et le regard est un sens de la prédation, mais je voulais convoquer tous les sens, investir le corps entier dans le récit, dans l’écriture même. C’est pour ça que ce n’est pas un livre sur le 18e, mais un livre dans le 18e. C’est très différent. Le livre relate cette expérience « immersive » et essaie d’inscrire une trace dans le monde, dans le réel."

Or, ne voilà-t-il pas que dans ce livre (que je n'ai pas encore terminé à l'heure où je rédige cet article) surgit la figure de Sadegh Hedayat : "Au 37 [de la rue Championnet], s'est suicidé au gaz l'écrivain Sadegh Hedayat, auteur de La Chouette aveugle ; je n'ai pas lu ce livre culte, mais dès qu'un écrivain se suicide, je me sens proche de lui ; pour m'en sentir plus proche, je me jure de lire ce livre avant la fin de l'écriture de ce livre."(p. 304)

Voilà, c'est tout, le lecteur n'en saura pas plus. Mais Sadegh Hedâyat n'était pas un inconnu pour moi, je n'ai pas lu non plus son livre-culte, mais je venais juste de le croiser dans L'usure d'un monde de François-Henri Désérable. Alors qu'il visite la ville de Chiraz, l'auteur évoque les poètes iraniens :

"Et puis il y a Sadegh Hedâyat, au regard d'une implacable lucidité qu'il posait sur le monde et sur lui-même ; Hedâyat qui ressemblait à Pessoa, donc à un petit-bourgeois, mais dont la prose n'avait rien de petit ni de bourgeois ; Hedâyat qui honnissait la poésie lyrique et les barbus enturbannés ; qui dans une langue sans tradition romanesque inventa le roman ; qui fit La Chouette aveugle ; qui fit Trois gouttes de sang ; qui se disait "ni d'ici ni d'ailleurs ; chassé de là, non arrivé là", et qui fin 1950 arriva quand même à Paris, erra de mansarde en soupente avant d'ouvrir le gaz rue Championnet, à trois cents mètres de chez moi - et chaque fois que j'y passe, j'y pense,je pense à l'accent circonflexe qui coiffe le premier a d'Hedayat, et je le vois s'envoler." (p. 80)
Saisissant hasard objectif : Désérable habite dans ce même 18ème arrondissement qu'arpente Thomas Clerc et où Sadegh Hedâyat a choisi de mourir. Mieux, Désérable lui-même apparaît un peu plus loin, rue Francoeur : "Au 18, poétique de l'interphone : Bonnard, Désérable, alliance de la peinture et des lettres qui se poursuit par l'atelier de reliure qui encadre la Femis." (p. 322)

 

Sadeg Hedâyat apparaît aussi, on s'en serait douté, dans L'usage du monde. En un très beau passage. Nicolas Bouvier raconte qu'un matin, avenue Lalezar, à Téhéran, en passant devant la porte ouverte d'une parfumerie, il entend une voix sourde, "voilée comme celle d'un dormeur qui rêve tout haut :

... Tu t'en vas sans moi, ma vie
Tu roules, 
Et moi, j'attends encore de faire un pas
Tu portes ailleurs la bataille
..."

Bouvier entre dans la boutique sur la pointe des pieds et voit un gros homme lire ces vers de La nuit remue, d'Henri Michaux, "affaissé contre un bureau-cylindre dans la lumière dorée des flacons de Chanel. [...] Une impression extraordinaire d'acquiescement et de bonheur était répandue sur son large  visage mongol perlé de sueur." "Je me gardai bien de l'interrompre, ajoute Bouvier ; jamais la poésie n'est mieux dite que de cette façon-là." Il fait ainsi la connaissance de Sorab, vingt-cinq ans, qui en paraissait tantôt seize, tantôt quarante : "Plutôt quarante, et le ton de qui en a déjà fini avec les surprises de l'existence. C'est qu'il n'avait pas toujours récité Michaux dans une parfumerie. Il avait fait beaucoup de choses, Sorab, et s'y était pris de bonne heure. A seize ans déjà : lecture, noctambulisme, haschisch dans l'entourage du poète Hedâyat où on l'acceptait malgré sa jeunesse. Aujourd'hui Hedâyat est mort, il a ouvert le gaz dans sa mansarde parisienne, mais son ombre habite encore la jeune littérature iranienne. Il se droguait ; beaucoup se droguent. Il s'est tué ; certains se tueront. Il aimait les fleurs funèbres, la gratuité, l'abandon, et vivait dans le sentiment de la mort et de la nuit ; ses épigones font tout cela." (p. 205)

Javad Alizadeh, « Sadegh Hedayat, black novelist » © CC BY-SA 3.0/Javad Alizadeh/Wikipedia

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* Non, en réalité, c'était celui de Christian Rosset, dans Diacritik.


jeudi 3 octobre 2024

Les graines du figuier sauvage

François-Henri Désérable traverse donc l'Iran fin 2022 alors que fait rage la répression du régime contre les manifestations qui ont suivi la mort de Mahsa Amini. Quarante jours de Téhéran jusqu'au Baloutchistan et au Kurdistan, d'où il est sommé de quitter le pays dans les trois jours. Récit que j'ai lu d'une traite, et dont rend bien compte Norbert Czarny dans un article pour En attendant Nadeau. Il y souligne cette notion de courage qui s'impose à la découverte des anecdotes qui émaillent l'ouvrage. Courage de l'auteur entreprenant ce voyage, formellement déconseillé par le ministère des Affaires étrangères (mais Désérable est déjà dans l'avion quand il reçoit cet avertissement), courage qu'il relativise ("mes réserves en la matière sont assez limitées") et il n'hésite pas à raconter comment il en a manqué quand Niloofar, une jeune Iranienne qu'il accompagnait dans les rues à Téhéran a soudain crié Marg bar dictator ! - "Mort au dictateur !". Stupéfait par son audace, il s'est tu et a fait un pas de côté : "La rue était presque vide, il n'y avait que deux hommes un peu plus loin devant la porte d'un immeuble, pourtant j'ai pris peur. J'ai eu peur que ces deux hommes ne soient des agents du régime, ou que des agents du régime n'arrivent en trombe sur leur moto, peur de me faire tabasser, et de me faire arrêter, et de finir en prison, et d'y rester pour longtemps. Cela n'a duré qu'un instant, je en suis même pas sûr que Niloofar s'en soit aperçue, mais moi, cette petite lâcheté, cette démission du courage m'a fait honte, oui, j'ai éprouvé de la honte à m'être écarté de cette fille à côté de qui un instant plus tôt je marchais, avec qui je parlais, et qui, de la manière la plus éclatante, venait de me démontrer ce que c'était vraiment, en avoir. " (p. 45-46) Dont acte, mais c'est aussi du courage de sa part de raconter cette histoire où il n'a pas le beau rôle.

Et c'est avec une autre jeune femme courageuse qu'il conclut son livre, Firouzeh, qu'il rencontre à Ispahan où elle fait des études d'ingénieur, en bossant aussi quarante heures par semaine dans une auberge de jeunesse. Elle lui avait confié non sa peur de la mort mais celle de la prison, et elle s'y préparait en apprenant des poèmes, des dizaines, des centaines de poèmes qu'elle apprenait par cœur au cas où. "Allez savoir pourquoi, écrit Norbert Czarny, on songe aux prisonniers et déportés sous le stalinisme ; on pense à Akhmatova écrivant Requiem ou à ceux qui apprenaient par cœur les poèmes de Mandelstam pour au moins sauver cette beauté." Et François-Henri Désérable termine ainsi de façon bouleversante : "Si un jour elle se faisait arrêter, on aurait beau l'enfermer, l'entasser dans une cellule avec des dizaines d'autres ou la mettre à l'isolement, on aurait beau la priver de nourriture et de sommeil, l'injurier, la tabasser, la violer, il y a une chose, une petite chose qui constituait la part irréductible de son être et que rien ni personne, ni la peur ni les mollahs, ni les gardiens ne pourraient jamais lui ôter : les poèmes qu'elle connaissait par cœur et qu'elle se réciterait, en attendant la mort ou peut-être, enfin, la liberté." (p. 172-173)

Autres femmes de courage, celles du film Les graines du figuier sauvage, de Mohammad Rasoulof, que j'ai vu la semaine dernière. Un quasi huis clos qui se déroule au moment des manifestations contre le régime, et qui fut tourné dans la clandestinité la plus grande. 

Mohammad Rasoulof : Je ne peux pas expliquer comment, mais nous avons réussi à contourner le système de censure. Le gouvernement ne peut pas tout contrôler. En intimidant et en effrayant les gens, ils essaient de donner l’impression qu’ils maîtrisent tout, mais cette méthode est une grenade assourdissante dont seul le bruit peut vous effrayer. Et finalement, le courage de mon équipe a été la force motrice qui nous a permis de terminer ce film. Le choix des acteurs a été compliqué. Nous ne pouvions pas procéder à un casting large, car cela implique d’informer de nombreuses personnes, et la nouvelle d’un film en train de se préparer se répandrait peu à peu... Nous avons donc contacté les personnes une à une. Nous devions deviner qui, en plus de ses capacités artistiques, aurait la volonté et le courage de jouer dans un tel film. Il est délicat de savoir qui approcher, et cela demande beaucoup de confiance de toutes parts. (Dossier de presse)

"Pendant longtemps, raconte Mohammad Rasoulof, j’ai vécu sur une île au sud de l’Iran. Sur cette île, il y a quelques vieux figuiers sauvages dont le nom scientifique est « ficus religiosa ». Le cycle de vie de cet arbre m’a inspiré. Ses graines, contenues dans des déjections d’oiseau, chutent sur d’autres arbres. Elles germent dans les interstices des branches et les racines naissantes poussent vers le sol. De nouvelles branches surgissent et enlacent le tronc de l’arbre hôte jusqu’à l’étrangler. Le figuier sauvage se dresse enfin, libéré de son socle."


mardi 1 octobre 2024

Même si l'abri de ta nuit est peu sûr

Vendredi dernier, le Doc est sorti de sa campagne. Une réunion à la Préfecture pour l'organisation, si j'ai bien compris, des prochaines élections professionnelles du monde agricole : il y représentait la Confédération paysanne, dont il fut un temps porte-parole dans l'Indre. La chose se traitait en matinée, l'occasion de se retrouver pour déjeuner dans un resto du centre. Nunki Bartt, le Kid, était de la partie aussi bien sûr. Je tiendrai secret les propos que nous échangeâmes, je ne mentionne tout cela que pour donner le contexte d'apparition du livre dont je veux parler aujourd'hui. Vous me direz qu'on pourrait se passer du contexte, et vous auriez raison. Sans doute. Mais c'est comme cette expression même, sans doute,  en fait le plus souvent elle signale paradoxalement qu'il y en a un, un doute, ténu si l'on veut, négligeable peut-être, mais un doute quand même. Alors, au bénéfice du doute, oui, je le précise, comme j'avais un peu d'avance pour notre rendez-vous, je suis allé traîner à la Fnac, et je suis tombé sur un Folio que je ne pouvais laisser passer. L'usure d'un monde de François-Henri Désérable, sous-titré Une traversée de l'Iran. 

C'était mon fil irano-syrien qui se prolongeait. Certes, on peut objecter qu'il y avait toutes les chances, en entrant dans une librairie, de trouver au moins un bouquin qui cause de l'Iran. Oui encore, bien sûr, seulement regardez bien le titre : l'usure d'un monde. Ça ne vous rappelle rien ? Non ? Ouvrons le livre alors, et allons à la citation en exergue : "Ici, où tout va de travers, nous avons trouvé plus d'hospitalité, de bienveillance, de délicatesse et de concours que deux Persans en voyage n'en pourraient attendre de ma ville où pourtant tout marche bien." En dessous, on peut lire Nicolas Bouvier, L'usage du monde

Et c'est bien pour cela que je n'ai plus hésité une seconde à acheter ce livre. Nicolas Bouvier, L'usage du monde, je venais juste d'y faire allusion dans mon dernier billet, en le comparant au Livre de l'amour infini de Maxime Rovere. Désérable écrit que la découverte de Bouvier, vers vingt-cinq ans, fut pour lui "une déflagration comme j'en ai peu connues dans ma vie de lecteur. C'était prendre la vraie mesure du monde, en même temps que son pouls. On s'avise qu'il est vaste, et grandiose, et terrible - et qu'on n'en a rien vu. Dès lors, on ne connaît pas de mot plus beau, plus enivrant que celui de voyage, et l'on est mû par une seule obsession : prendre la route." (p. 17) 

J'étais plus âgé quand j'ai découvert Nicolas Bouvier : sur mon exemplaire du livre, l'ex-libris au feutre noir mentionne L'Ancre de miséricorde, La Trinité-sur-Mer, 30 juillet 97. Ce fut un enchantement, et je n'ai jamais oublié l'admiration de l'écrivain pour ce pays, l'Iran, où il passa près d'un an, avec son ami Thierry Vernet, dont les dessins ornent le récit. Partis tous les deux depuis Belgrade en 1953, au volant d'une petite Fiat Topolino, ils traversèrent la Yougoslavie, la Turquie, l'Iran, le Pakistan, avant de finir un an et demi plus tard en Afghanistan. Ce dont j'avais souvenir, ce qui m'avait particulièrement frappé, c'était la forte présence de la poésie dans la vie du peuple persan. Nicolas Bouvier écrit : "En Iran, l'emprise et la popularité d'une poésie assez hermétique et vieille de plus de cinq cents ans sont extraordinaires. Des boutiquiers accroupis devant leurs échoppes chaussent leurs lunettes pour s'en lire d'un trottoir à l'autre. Dans ces gargotes du bazar qui sont pleines de mauvaises têtes, on tombe parfois sur un consommateur en loques qui ferme les yeux de plaisir, tout illuminé par quelques rimes qu'un copain lui murmure dans l'oreille. Jusqu'au fond des campagnes, on sait par cœur quantité de "ghazal" (17 à 40 vers) d'Omar Khayam, Saadi ou Hâfiz. Comme si, chez nous, les manœuvres ou les tueurs de la Villette se nourrissaient de Maurice Scève ou de Nerval."

La première page du manuscrit du Divân 1899
 

Sur la portière gauche de leur Fiat, les deux gaillards avaient fait inscrire en persan un quatrain de Hâfiz, une inscription qui fut selon Bouvier, un sésame et une "sauvegarde dans des coins du pays où l'on n'a guère sujet d'aimer l'étranger":

Même si l'abri de ta nuit est peu sûr
et ton but encore lointain
sache qu'il n'existe pas 
de chemin sans terme 
Ne sois pas triste

 


François-Henri Désérable cite aussi ce poème, rapportant aussi l'anecdote de la portière : "Il n'est pas un seul Iranien qui ne connaisse au moins quelques vers de Hafez. Pas en Iran un seul Iranien qui n'ait un jour ouvert le Divân. Hafez, disent les Iraniens, parle la langue de l'invisible. Et dans les vers de ce poète mort il y a plus de six siècles, ils cherchent des réponses à leurs questions existentielles." (p. 81)

Il écrit Hafez et non Hâfiz. Mais c'est Hâfiz tel que l'écrivait Bouvier que je tenais en mémoire lors de ce stage théâtral autour du silence que j'ai évoqué dernièrement (organisé, je le rappelle, par le Doc, tout se rejoint), car, lors de cet exercice dont j'ai parlé et qui consistait à inventer une expression contenant le mot silence, j'avais finalement choisi Pendant la nuit vendange le silence. Une formule poétique que j'attribuai dans mon explication (et le Doc, encore lui, avec qui j'étais en duo sur cette impro, ne cessait d'insister sur la nuit), explication fort confuse en vérité, au poète Hâfiz, arrivant la nuit sur un caravansérail au coeur d'un désert. Dois-je préciser que c'était donc une semaine avant de découvrir le livre de Désérable et de me remémorer L'usage du monde ?


 


samedi 28 septembre 2024

Silences et coïncidences

Retour à Maxime Rovere. Au Livre de l'amour infini. "Roman vrai de l'Antiquité", nous dit la quatrième de couverture. Je tique sur cette expression de "roman vrai". Il y aurait donc des romans faux ? Des romans qui mentent ? Un roman vrai est-il encore une fiction ? Le roman a-t-il besoin d'être "vrai" pour avoir de la valeur ?  

De fait, j'attendais beaucoup de ce livre et j'ai assez vite déchanté. Il est assurément très bien documenté, et Maxime Rovere ne manque pas de faire valoir la longue liste de spécialistes, historiens ou archéologues, qu'il a consultés pour l'écrire. Il n'en reste pas moins que c'est une oeuvre de fiction, composée de beaucoup de dialogues, et que cela soit une fiction ne me dérange pas, bien au contraire, mais c'est la prétention à la vérité qui me chagrine. Je ne pouvais me déprendre d'une sensation d'artificialité, comme bien souvent dans ce genre du roman historique. Damis, le narrateur, cité par Philostrate dans sa Vie d'Apollonios de Tyane, et qui a peut-être existé (il n'y a pas de consensus à ce sujet), est un personnage qui ne m'a pas convaincu, peut-être parce que je le perçois surtout comme une cheville commode pour raconter l'histoire. Il est au soir de sa vie, et il relate sans faiblir, sans douter une seule seconde de sa mémoire, des conversations longues et complexes auxquelles il a assisté dans sa jeunesse. Le livre (509 pages) est rempli de voyages et de tribulations diverses mais on est au plus loin du sublime L'usage du monde, de Nicolas Bouvier. Le fait est que je me suis ennuyé au point de terminer l'ouvrage en le lisant en diagonale. 

Je n'ai pas retrouvé cette réflexion sur les synchronicités qui avait attiré mon attention pendant l'entretien chez Mollat. Il y avait bien cette idée de lire les signes, qui apparut dans l'un des chapitres, mais rien qui aille aussi loin qu'annoncé. On peut bien évidemment se dire qu'il n'était pas question d'user du terme même de synchronicité, inventé par Jung*, et qui aurait sonné comme un anachronisme. Marc Lebiez, dans son article sur En attendant Nadeau, écrit, à mon sens fort justement : "Le lecteur est devant un livre du XXIe siècle dont l’écriture ne rappelle en rien celle que l’on pouvait pratiquer au IIIe siècle. Ce n’est pas un pastiche et l’on n’est pas choqué par des anachronismes manifestes ; c’est juste le ton qui n’y est pas. On ne peut pas faire dire à un pythagoricien du premier siècle qu’un « dieu est une présence qui a du sens » ni préciser qu’un « signe est un relais du sens » : ces thématiques de la présence et du sens sont étrangères à la pensée antique. "

 

Il reste que si l'on n'emploie pas un terme étranger à l'époque, il n'est pas interdit d'évoquer l'idée, le concept sous-jacent qui, lui, existait bel et bien. Les coïncidences significatives ne pouvaient pas manquer d'être constatées aussi au 1er siècle après J.-C. Or, la vie d'Apollonios et de Damis se déroule sans que jamais une seule coïncidence ne vienne frapper à la vitre de leur conscience. Cela n'est guère surprenant d'une certaine manière, car on sait bien que la fiction répugne à en faire mention. Car la coïncidence dans la fiction a tendance à la faire sonner comme irréaliste. On y voit non l'intervention d'un destin malicieux mais la patte d'un créateur paresseux. Alors que les coïncidences sont, je ne dis pas légion, mais assurément non rares dans la vie, elles sont en quelque sorte bannies d'un roman de bon aloi. Seuls quelques écrivains sont parvenus à en faire presque la matière même de leur inspiration. Ainsi Paul Auster, auteur du Carnet rouge où il a consigné une série de coïncidences extraordinaires qu'il a pu observer ou dont il a eu connaissance autour de lui ; Jean-Luc Joly, dans un article de 2010, "La seconde musique du hasard : Paul Auster et Georges Perec" précise : 

"L'édition à part de ce texte (publiée en 1993, à tirage limité, chez Actes Sud) précise sur la quatrième de couverture : « Le carnet rouge existe bel et bien. Depuis des années, Paul Auster y consigne des événements bizarres, coïncidences, étrangetés et autres invraisemblances dont il fut un jour victime, confident ou témoin. » Naturellement, Le Carnet rouge n'est pas le seul texte de Paul Auster où les singularités du hasard jouent un rôle important (par exemple, Le Livre de la mémoire, deuxième partie de L'Invention de la solitude, consigne lui aussi les coïncidences extraordinaires, et ces dernières jouent un rôle important dans la plupart des grands romans de Paul Auster, à commencer, naturellement, par La Musique du hasard) mais son intérêt tient ici à son appartenance au genre autobiographique. Perec s'intéressait lui aussi à ces partitions de la « musique du hasard » dans sa vie et son œuvre. Sur ce point, je renvoie à : Jean-Luc Joly, « Pièges de sens. Contrainte et révélation dans l'œuvre de Georges Perec », dans : Christelle Reggiani et Bernard Magné éds., Écrire l'énigme, Paris, Presses de l'Université Paris-Sorbonne, 2007, p. 289-304 )"

Pourtant, le livre lui-même de Rovere fut support de coïncidence. On va voir comment.

Notre ami le Doc nous avait proposé un stage de théâtre dans son bourg de Lacs. Entre le silence en était le thème, l'intitulé. Le silence créatif. Voici un extrait de sa présentation : "

"Il est partout et nulle part à la fois. Il peut s’avérer apaisant ou douloureux, bénéfique ou cruel, empreint de compassion ou de trahison. Il fait rire et pleurer. Il est parfois nécessaire, parfois blessant. Au théâtre, il s’immisce, s’impose. Il est grandiose et discret à la fois, intime mais rassembleur. Vertigineux. Complexe. Le silence est inévitable. Silencieux ? Et pas simplement de sa parole, qu'est ce qu'être silencieux dans le calme de son propre corps ? Que serait le théâtre si tous les mots se suivaient, sans pause, sans silence ? Quel enchevêtrement de sens ce serait alors ! (...)"

Le stage était animé par Bastien Crinon, de la compagnie Aurachrome. J'avais déjà suivi, à Lacs déjà, il y a bien longtemps, un stage de clown avec Bastien, et j'en avais gardé un bon souvenir, mais bon, avais-je encore envie de suivre un stage de théâtre ? Moby Dick ne m'avait-il pas suffi ? Non, j'en avais fini avec les stages. Une semaine avant la date fatidique, j'étais donc résolu à décliner l'offre du Doc. Et puis un lundi il m'appela. Ou plutôt je vis qu'il m'avait appelé. Et soudain, pour une raison inconnue de moi-même, j'eus soudain envie de participer. Nunki Bartt fut aussi de la partie. Vendredi soir 20 septembre, nous rejoignîmes la salle des fêtes de Lacs pour explorer cette foutue histoire de silence.

Je ne le regrettai pas. Ces trois jours à Lacs furent riches et précieux ; Bastien, un maître de stage alerte et bienveillant, drôle et généreux. Dimanche après-midi, de retour chez moi, j'en avais plein les pattes mais j'étais heureux d'avoir changé d'avis.

Lacs-Jour 2
 

C'est là que je repris Rovere, mais, je l'ai dit, en diagonale, à vive allure. Et voilà qu'à quelques pages de la fin, je lus ce dialogue entre Apollonios et Damis, juste avant leur séparation définitive :

"Moi, j'irai bientôt de l'autre côté du silence. Toi, tu as encore à faire, je le sais.
Il s'interrompit. Par une étrange association d'idées, je pensai au volume qu'il avait écrit au retour de la grotte.
- Apollonios, répondis-je, laisse-moi emporter à Rome ce que tu as écrit. Je m'occuperai d'éditer Le don des silences, je le ferai publier, il pourra...
Il rit comme s'il venait d'entendre une plaisanterie.
- Si je l'avais gardé, Damis, dans quelle langue l'aurais-tu traduit ? Dans les silences de quelle langue ?" (p. 504)

Et je songeai alors que le silence était inscrit dès l'incipit du roman :

"Toute parole se juge à l'aune du silence. Si l'on retenait le silence comme étalon pour ce que l'on entend, les propos qui frappent nos oreilles s'évanouiraient presque aussitôt. Semblables aux aboiements des chiens que les promeneurs laissent se perdre dans le lointain, ils nous retiendraient à peine. Libres d'aller parmi des créatures humaines que notre propre silence ferait roucouler comme par enchantement, nous traverserions la vie  dans une tranquillité digne des premières heures de l'aube. Notre attention se tournerait alors vers d'autres sons, vers d'autres voix. Nous passerions le temps à nous émerveiller des harmoniques du monde." (p. 13)

 Enfin, lisant ce fragment de phrase, notre propre silence ferait roucouler comme par enchantement, je me souvins que lors d'un exercice proposé par Bastien, qui consistait à inventer une expression contenant le mot silence, pour en faire ensuite l'explication en improvisation, j'avais failli prendre ces deux vers d'Alluvions qui m'étaient remontés en mémoire :

Mais aujourd'hui le silence
roucoule sur l'ardoise

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* "Le concept de synchronicité apparaît pour la première fois le dans le compte rendu du séminaire sur l'analyse des rêves. En 1934, un de ses patients avait vu dans un rêve un aigle qui mangeait ses propres plumes ; or, quelque temps après, Jung, au British Museum, découvrit un manuscrit alchimique attribué à Ripley, qui représentait un aigle mangeant ses propres plumes. Le mot apparaît dans une lettre au physicien Pascual Jordan, le ." (Wikipedia)

mercredi 25 septembre 2024

Tatami et le Bureau des Légendes

Peu après avoir commencé la lecture du roman de Maxime Rovere, Le Livre de l'amour infini, nous allâmes voir au cinéma - c'était l'après-midi et j'étais encore à Bourges - le film de Zar Amir et Guy Nattiv, Tatami. A travers lui, c'est le fil irano-syrien qui continuait de se dérouler : "Leila, judoka iranienne, participe aux championnats du monde avec l’intention de ramener la première médaille d'or de l'Iran. Alors qu’elle mène brillamment ses premiers combats, son entraineuse Maryam reçoit un ultimatum de la République iranienne ordonnant à Leila d’abandonner la compétition. La raison ? Éviter qu’elle ne tombe contre la représentante d’Israël et perde son combat. Le régime iranien menace les proches des deux jeunes femmes. Leila doit dès lors décider : continuer la compétition et faire valoir ses droits ou protéger sa famille."(Résumé emprunté au site des Grignoux)

Filmé dans un noir et blanc somptueux, Tatami nous empoigne dès l'ouverture et ne nous laisse aucun répit. Les combats s'enchaînent, la caméra au plus près des corps, le public n'existant qu'à travers sa rumeur, et on a presque peine à croire qu'il s'agisse du même judo que celui qu'on voyait récemment aux Jeux olympiques. Mais la violence de ce qui se passe en coulisses est encore bien plus grande : l'intimidation, les messages reçus sur les portables, la peur pour la famille restée au pays, génèrent une tension énorme.

Le film, co-réalisé par un Israélien et une Iranienne, est inspiré de plusieurs histoires vraies dont celle de Kimia Alizadeh, taekwondoïste iranienne qui a d'abord fait partie de l'équipe olympique des réfugiés en 2020 après avoir fui son pays. Ayant finalement obtenu la nationalité bulgare, elle a participé aux Jeux olympiques de Paris, où elle a décroché une médaille de bronze. Sur le podium, Nahid Kiani, l'iranienne qui avait obtenu la médaille d'argent, a embrassé son ancienne compatriote, un geste symbolique qui, sans surprise, a souverainement déplu au régime : la séquence a été non seulement censurée par la télévision du régime islamique (Press TV), mais sur la dizaine de tweets de Press TV sur Nahid Kiani, on la voit jamais recevoir sa médaille sur le podium.

 

Je n'étais pas encore au bout du fil. Le soir-même, on me proposa de regarder le Bureau des Légendes, la série de Canal + que je n'avais jamais vue. Et paf ! Je découvre l'agent "Malotru (Mathieu Kassovitz), qui vient de passer six ans à Damas et revient à Paris, abandonnant ainsi sa "légende". Il ne tarde pas à rencontrer Marion Loiseau (Sara Giraudeau), pour un test de recrutement.


Or, Marion sera envoyé à Téhéran, comme ingénieur en sismologie pour infiltrer le nucléaire iranien.

Bon, j'ai visionné les deux premiers épisodes. Il n'est pas certain que j'aille beaucoup plus loin (mais on m'a assuré que l'intérêt allait grandissant, alors...).

Au prochain épisode de ma série personnelle, de ma Légende à moi, promis, je reviens à Rovere.


lundi 23 septembre 2024

S'éclaire dans de petits fragments de divin

Seth, le troisième fils d'Adam et Eve, m'apparut donc pour la seconde fois dans Syrie 55 du photographe iranien Payram

Il se trouve que le même jour, ou peut-être est-ce le lendemain, je ne sais plus, je visionne un entretien de Maxime Rovere pour la librairie Mollat, autour de son roman Le livre de l'amour infini. Je connaissais Maxime Rovere pour son édition de L'Ethique de Spinoza (Flammarion, 2021) - édition annotée et traduite sous sa direction, que j'avais commencé de lire voici quelques mois (mais je n'ai pas eu le courage de m'y tenir) -, mais je ne savais rien du reste de son travail. Dans le roman, il raconte la vie d'Apollonios de Tyane, philosophe grec du 1er siècle après J.-C, homme et dieu, si l'on en croit le sous-titre de l'ouvrage. Il n'est pas une invention, sa vie est rapportée par Philostrate d'Athènes et une collection de ses lettres, un temps en possession de l'empereur Hadrien, a pu être préservée. Malgré tout, il reste de vastes zones d'ombre, qui laissent le champ libre à l'imagination de l'auteur, qui parle de son geste créateur comme d'une anastylose. Terme d'origine grecque qui désignerait, littéralement, le fait de "remettre debout" :

"Ce livre est une anastylose, parce que l'histoire d'Apollonios de Tyane est une statue brisée, volontairement enfouie sous terre par des pouvoirs qui ne voulaient plus entendre parler d'"homme divin" autre que Jésus de Nazareth, et par des savants qui voyaient les mystères et les rencontres avec l'invisible comme de la simple superstition. L'effort pour "remettre debout" une figure à laquelle nous n'avons accès que par des fragments ne pouvait pas se contenter de l'érudition d'une seule personne, encore moins d'une seule méthode. Il a fallu mobiliser beaucoup de monde pour composer un texte simultanément historique , philosophique et littéraire." (p. 512, A propos de ce livre)
Philosophe errant, couramment associé à Apollonius de Tyane. Musée archéologique d’Héraklion (Crète)

 L'entretien m'a vraiment passionné, Rovere y expose avec une grande clarté, sans jargon, les principes qui l'ont guidé dans l'écriture du livre. Un passage m'a particulièrement frappé (à partir de la 22ème minute, pour celles et ceux qui voudraient y jeter un œil), un passage où il évoque la divination, une des pratiques familières d'Apollonios, qui consiste à lire les signes (ainsi lit-on dans les étoiles parce qu'on considère que les étoiles sont un texte qui raconte quelque chose utile pour comprendre le monde terrestre). "Au sein du monde terrestre, poursuit-il, il y aussi des signes qui vous disent quelque chose et que vous avez besoin d’apprendre à lire, les autres êtres humains vous racontent des choses que vous avez elles aussi besoin d’apprendre à lire. Ce qui signifie que le divin chez Apollonios c'est pas seulement une présence, si vous voulez, qui serait là et qui témoignerait d'une puissance mystérieuse. C'est presque l'inverse en fait, c'est un principe d'exégèse du réel, c'est-à-dire ce qu'on appelle aujourd'hui des synchronicités et dont nous parlons tous en off quand personne ne nous entend, et à nos proches, on confesse, j'ai vu un truc bizarre, il s'est passé quelque chose d'étrange, j'étais en train de penser à Brigitte et je suis passé devant un magasin et ça s'appelait chez Brigitte. Ce genre de truc-là, pour Apollonios, ce sont des signes, ce sont des signes qu'il faut apprendre à lire parce que derrière il y a du Dieu et que les dieux font sens. En fait ce sont les sources du sens."

On comprend aisément que ces paroles m'ont immédiatement saisi, ne pouvaient que me saisir, moi qui ne cesse d'enregistrer, collectionner les signes, les résonances, les synchronicités. Cet Apollonios me devenait soudain très proche, dans son invite, comme dit Rovere, à vivre différemment notre humanité et "ce que l'existence a de mystérieux, qui de temps en temps s'éclaire dans de petits fragments de divin. On est un peu comme des petits Poucet qui peuvent rassembler des cailloux pour que nous on aille à la rencontre, pas d'un Dieu à l'extérieur, mais d'une très grande beauté qui se trouve en chacun de nous."


Il me fallait dès lors absolument lire ce livre (dont le titre et la couverture laissent quand même un peu songeur - je suis bien d'accord avec Marc Lebiez qui, dans son article sur En attendant Nadeau, écrit que "Tant le titre de ce livre de Maxime Rovere que sa présentation visuelle le destinent au rayon « spiritualités » des supermarchés de la culture). Je le trouvai à Bourges le 10 septembre à la librairie de la Poterne. Un peu plus tard, nous allâmes dîner dans un petit resto syrien, appelé Saveurs de Damas (rien de prémédité, ce n'est d'ailleurs pas moi qui ait choisi, n'empêche que je ne pouvais pas ne pas penser à Payram).

D'autant plus que le lendemain, commençant la lecture du roman, je tombai sur ces mots :

"J'ai rencontré celui qui allait devenir mon maître alors que je me trouvais dans la ville de Nappigû en Syrie (...)."

A suivre. Bien évidemment.

lundi 16 septembre 2024

Jusqu´au savon prêt à être vendu

Comme tout le monde, je connaissais Caïn et Abel, enfants d'Adam et Eve, et bien sûr le meurtre de Caïn, qui tue son frère Abel. Mais je n'avais pas souvenir que le couple primordial avait enfanté un autre fils. J'avais mal lu la Genèse ou bien ce détail, mais c'est bien autre chose qu'un détail, m'avait échappé. C'est ce que la lecture de La Divine origine de Marie Balmary en tout cas m'enseigna.

Adam pénètre encore sa femme, elle enfante un fils. Elle crie son nom : Shet. "Oui, Elohim m'a placé [shat] une autre semence à la place d'Abel : Oui, Caïn l'a tué." (Genèse, 4, 25-26)

Je donne ici la traduction choisie (page 107) par Marie Balmary (la version donnée par exemple par Wikipedia est celle-ci : "Adam connut encore sa femme, Ève ; elle enfanta un fils, et l'appela du nom de Seth, car, dit-elle, Dieu m'a donné un autre fils à la place d'Abel, que Caïn a tué." On voit tout de suite les différences, qui sont tout sauf négligeables. Le nom même varie : Shet chez Balmary, Seth chez Wiki. De fait, le texte hébreu donne "sheth", selon ce site, terme venant de "shiyth, dont la signification serait "poser, fixer, mettre"(d'où la traduction par Marie Balmary : "Dieu m'a placé une autre semence").

Cette mention de Seth s'inscrit dans une réflexion passionnante sur l'engendrement car, très curieusement, c'est seulement avec l'apparition de Seth que le mot même de fils apparaît lui aussi. Ni Caïn, ni Abel ne sont appelés formellement fils. Mais je ne veux pas m'engager maintenant dans cette direction. Retenons juste que ce personnage de Seth fut pour moi une découverte à ce moment-là de ma lecture. Il en existe peu de représentations artistiques (Wikipedia n'en propose d'ailleurs que deux ou trois dont celle qui suit).

Seth, Fresque de Théophane le Grec (XIVe siècle).

J'allais retrouver Seth, qui m'était donc resté inconnu pendant des décennies, quelques jours plus tard. A la suite d'un itinéraire géographique un peu complexe que je vais essayer de retracer ici. Tout commence le dimanche 25 août, où je me rends avec l'ami Nunki Bartt à Beaulieu-lès-Loches pour la manifestation Rue des Arts. Je suis passé cent fois à Loches pour me rendre à Tours sans avoir une seule fois l'idée de faire un petit détour par ce village qui, comme son nom l'indique, s'adosse à la ville de la Cité royale. Il ne m'était pourtant pas totalement inconnu : je savais, par Robin Plackert, que le clocher de Beaulieu-lès-Loches présentait une grande similitude avec celui de l'abbatiale de Déols. Il citait dans son article Les enfants du marais*, l'étude de Patricia Duret (La sculpture romane de l'abbaye de Déols, Issoudun, 1987) :

« Si l'abbatiale de Déols puise aux sources aquitaines son inspiration, sa situation en marge des pays de la Loire la tient cependant en contact avec d'autres formes. L'étonnante similitude du clocher de Déols avec le clocher de Beaulieu-lès-Loches, du milieu du XIIe siècle, en témoigne : même volume, à la fois élancé et robuste, mêmes baies géminées en plein-cintre sur les quatre faces de l'étage des cloches -baies exemptes d'arcs de décharge mais enrichies par de nombreuses voussures et colonnettes -, mêmes colonnes logées dans les angles de la tour quadrangulaire, mêmes corniches pour parachever la composition. » (op. cit. p. 64.)

Ce fut en tout cas un vrai bonheur que d'arpenter les rues et les sentes de ce bourg magnifique. Les artistes locaux accueillaient des artistes amis dans leurs propriétés et ainsi pouvions-nous découvrir des jardins et arrières-cours donnant souvent sur le canal de Beaulieu,  dérivation de l'Indre, où un vieux moulin, le Moulin des Mécaniciens, est toujours en cours de restauration. Nous déambulâmes lentement en admirant quelques oeuvres tout à fait estimables (parmi lesquelles la céramique étrange d'Hélène Sellier Duplessis) jusqu'à notre point d'orgue, la maison du photographe iranien Payram, en exil depuis 1983, qui recevait le peintre Alain Plouvier et mon ami, le sculpteur Lionel Tonda.

Encore une fois, j'étais confronté à mon ignorance : je ne connaissais pas plus Payram que Seth ou Beaulieu-lès-Loches. Dans cette maison de la rue de Guigné, il exposait aussi de grands tirages de ses photos noir et blanc, la plupart issues de son voyage en Syrie, notamment à Alep (j'ai acheté le magnifique album Savonneries d'Alep, où il suit "chaque geste des hommes qui font le savon d´Alep, technique immuable depuis des siècles, de l´olivier jusqu´au savon prêt à être vendu.")

 

Deux semaines plus tard, le 5 septembre pour être précis, me voici à Cluis, non plus pour Moby Dick, mais pour garder pendant quelques jours Happy, la petite chienne, adorable berger australien, de mon neveu Charly parti en voyage.  L'occasion aussi de passer une soirée avec cet autre ami cher, Christophe Bailly, alias Gary. Or, comme j'évoquai avec lui notre escapade en Touraine, il me sortit de sa bibliothèque tout bonnement une trilogie de Payram, Syrie 55. Publiée en 2011 aux Éditions Gang, c'est un "bouleversant témoignage d’une Syrie en pleine mutation dont les sensations (ouïe, goût, toucher...) lui rappellent son Iran natal : Alep, Damas et Latakieh (savon, métal, pierre), photographiées entre 2000 et 2010 au Polaroïd 55, portent les traces du passé et d’une tradition, mais aussi les germes d’une fatale chute." (notice de la galerie Maubert). Gary me prête aussitôt le coffret.

Payram, Savon, Alep, Syrie, 2006, polaroïd original 55

Chacun des trois livres qui composent cette trilogie, pierre, métal, savon, est précédé d'un texte de Nicolas Cartier, qui a accompagné Payram dans ses voyages. Et c'est dans le livre Pierre que l'écrivain évoque la banlieue de Damas où ils explorent les ateliers de découpe, les ruelles poussiéreuses où dans le bruit et la saleté les hommes taillent à la main toutes sortes de pierres. Un peu plus tard, ils montent à flanc de montagne vers "la grotte surplombant Damas où aurait commis le premier meurtre de l'histoire de l'humanité." Un ami artiste, Erfan, leur raconte l'histoire telle qu'elle est transmise dans sa famille :

"Adam et Eve ont eu plusieurs jumeaux. Caïn l'aîné veut sa jumelle, la plus belle des soeurs. Impossible. Par jalousie, il tue Abel auquel elle était promise. Puis de stupeur, il emporte le corps sur son dos. Dieu envoie deux oiseaux, ils se battent, l'un tue l'autre, creuse un trou et enterre l'oiseau mort. Caïn réalise qu'il doit faire la même chose avec le corps de son frère."

Le soir, Nicolas Cartier relit la version biblique où Caïn travaille la terre tandis qu'Abel garde le bétail. "Chacun apporte une offrande à Dieu qui regarde celle d'Abel mais pas celle de Caïn. Caïn ne peut le supporter et n'arrive pas en parler à son frère. Soudain, aux champs, il se jette sur lui et le tue. Dieu lui demande : "Où est ton frère ?" Il répond : "Je ne sais pas, je ne suis pas responsable de lui." Dieu : "Qu'as-tu fait ?" Caïn : "Impossible de porter ma faute." Dieu fait un signe sur Caïn, pour que le premier venu ne le tue pas. Il reprend ensuite l'histoire de la grotte. Comme ils pénètrent à l'intérieur, il demande au gardien : "Pourquoi Dieu a-t-il préféré l'offrande d'Abel à celle de Caïn ? 

"Il me répond : "Dieu seul le sait." Le gardien nous montre la pierre avec laquelle Caïn a tué son frère, on peut la toucher? La marque de la main de Gabriel est visible dans la roche ; juste après le meurtre, la montagne effrayée s'ouvrit pour écraser Caïn. Dieu demande à l'archange de retenir la montagne d'une main car il sait la vie de cet homme indispensable à l'espèce humaine. Pas biologiquement - nous ne sommes pas enfants de Caïn mais de Seth, fils, dit Eve, que Dieu a envoyé pour remplacer Abel -, mais indispensable par son crime, seul moyen que Caïn ait trouvé pour exprimer sa colère, n'ayant pu la verbaliser."(C'est moi qui souligne)

Il ajoute encore que "le péché n'était pas en lui, mais il n'a pas su "devenir le maître de la faute qui couchait à sa porte".

Je fus vraiment frappé de retrouver Seth à cet endroit. Au-delà de la coïncidence, c'est tout le chemin  parcouru pour en arriver là qui m'étonnait, chemin où l'amitié avait la plus belle part, où même, pourrait-on dire, chemin qui n'aurait pas existé sans l'amitié tissée auparavant entre les êtres.

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* Ce titre était une fine allusion à Jacques Villeret, qui tient un des rôles importants du film de Jacques Becker. Or, Villeret est Lochois d'origine.