lundi 22 avril 2024

Barques, Bourges et Barceló

Emportez-moi dans une caravelle,
Dans une vieille et douce caravelle,
Dans l'étrave, ou si l'on veut, dans l'écume,
Et perdez-moi, au loin, au loin.

Henri Michaux 

La veille de la surgie simultanée des motifs des fantômes et des miroirs, le 10 avril donc, je notais la résurgence d'un autre motif, celui de la barque, qui s'était imposé à moi au début février. La veille encore, j'avais emprunté à la médiathèque De la vida mía, de Miquel Barceló, dans l'excellente collection Traits et Portraits au Mercure de France. Un livre richement illustré où le peintre catalan se raconte dans un langage très direct, vif et enlevé : "Peindre, nager, lire. C'est ce que je fais depuis toujours. Mais j'écris aussi. Des fois. Le moins possible mais toujours trop, comme hélas voici ici." Coquetterie d'auteur qu'un tel aveu ? Sans doute pas, dans son cas. 

Dès l'âge de quatorze ans, il raconte qu'il a eu un bateau : "Un vieux bateau délabré en bois qui prenait toujours l'eau. L'odeur de calamars pourris, des appâts de pêche, de l'eau de mer et du gasoil, ce mélange précis produit encore sur moi un effet de joie absolue. Plus qu'aucune drogue connue. Si à l'époque j'avais pu remplir de gasoil le réservoir de mon "llaüt" je serais sans doute parti très loin, mais grâce à la sagesse radine de mon père, je sortais au moteur et rentrais après à la rame. Mais je rentrais."

Le "llaüt", c'est le bateau de pêche traditionnel catalan. Barceló en a peint un en 1991, tableau vendu chez Christie's en 2014 pour plus de 500 000 livres sterling.

La notice du site de Christie's qui accompagne l'oeuvre cite en exergue une phrase de Catherine Flohic[Barceló] represents himself as Ahab in his small boat drifting on the seas’ (C. Flohic, ‘Miquel Barceló’, in Ninety, no. 6, 1991, p. 10). Ahab, c'est bien sûr le nom du capitaine Achab dans la version originale en anglais de Moby Dick
La même notice s'ouvre ensuite ainsi : "Rendered in a rich palette that contrasts cool blues and greens with warm ochre and umber, Llaüt (Boat) is a wonderfully textured example of one of Miquel Barceló’s iconic African paintings. Executed in 1991, the same year as the artist’s epic voyage by canoe along the Niger River, Barceló’s African paintings stand along with his Bullfight paintings, executed at the same time, as his greatest artistic achievements."

Ce voyage est évoqué aussi dans le livre : "Un jour, on m'a proposé de faire un long voyage sur le fleuve Niger. J'ai laissé toutes mes peintures dans ma maison, je suis parti. Et à mon retour, les termites les avaient toutes trouées.J'ai failli pleurer mais très vite j'ai trouvé que finalement les trous ajoutaient quelque chose à ce que j'avais peint, que c'était franchement mieux comme ça. J'ai commencé à travailler avec les termites."

Mais j'en viens aux barques proprement dites. Il en est question presque à la fin du livre, dans un texte intitulé Le peintre et son chevalet :
"Souvent dans mes peintures, il y a des barques et là aussi, il y a une barque, l'artiste sort son chevalet, il l'a posé sur la mer, il peint. Au début des années 80, je peignais souvent une rue dans une ville, une rue qui s'en allait vers le fond, et un peintre en train de peindre. J'avais fait une série sur ce thème du peintre avec son chevalet. Aujourd'hui je m'aperçois que tout revient, la barque, l'orage, l'homme qui peint." (p. 247)


Dans une exposition à Madrid, en 2018, Barceló a représenté le drame des migrants en Méditerranée à travers plusieurs tableaux, mer écumeuse, barques chargées de fantômes : “Il est évident que c'est quelque chose qui me concerne beaucoup : un grand nombre des personnes qui meurent noyées en Méditerranée - et je suis de la Méditerranée - sont originaires du Mali, un pays où j'ai vécu de nombreuses années" (...) "J'ai toujours la sensation que ce sont des gens que je connais personnellement."

Ce n'est qu'en rédigeant cet article que j'ai pris connaissance de cette exposition de 2018, en revanche, le 10 avril encore, la bande dessinée de Baudoin et Lepage, Au pied des étoiles, me parlait aussi de barques. Lors du premier voyage au Chili, Edmond Baudoin laisse les autres découvrir l'île de Chiloé. Il reste seul, et ce jour à lui, pour lui tout seul, il le savoure puissamment : "La solitude m'est précieuse. Elle est ma liberté." Et que fait-il, une fois seul ? Pas de mystère, il dessine : "Je veux, avec la solitude, m'adapter à l'après, au temps où je ne serai plus. J'imagine que c'est ainsi pour beaucoup de vieux. / Je dessine ces barques et regarde un insecte inconnu montant sur ma chaussure. J'aimerais avoir sa tranquillité, faire comme lui, une besogne toute simple, grimper sur une chaussure sans savoir que c'est une chaussure."


Et, pour parfaire l'ensemble, le 11 avril cette fois, c'est encore dans L'invité du miroir de Atiq Rahimi que je retrouve mes barques :

Au milieu du lac,
arrivent trois barques de pêcheurs,
des lampes-tempêtes suspendues au bout de leurs cannes en tige de bambou (...)

A un endroit,
défini sans doute par les Divins,
les barques, dans un silence aquatique et végétal,
s'immobilisent
formant un triangle. (p. 22-23)

Je comptais écrire ce billet samedi matin, mais la veille mon ami Yvan me propose, pour les besoins d'un article dans La Bouinotte, d'aller avec lui à la découverte des marais de Bourges. Et c'est ainsi que je me suis retrouvé à la proue d'un canoë vert, à glisser sur les eaux de l'Yèvre puis sur des canaux de traverse, sinuant entre les parcelles privées où jardins, cabanes et pelouses recèlent parfois de petits bijoux d'art brut ou d'art modeste. Je dis canoë, car c'était le club de canoë-kayak de Bourges qui organise des virées sur l'onde et voulait se faire mieux connaître, mais le moyen de transport le plus fréquent ici, c'est la barque bien sûr, qu'on achète parfois en même temps que la parcelle. 






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