lundi 8 avril 2024

Rosso come il cielo

"L'oeil (en général) superficiel, l'oreille profonde et inventive. Le sifflement d'une locomotive imprime en nous la vision de toute une gare."

Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Folio, 1975, p. 81.

J'avais terminé Le karma de La Bête avec la réflexion de Bertrand Bonello sur les pouvoirs suggestifs du son. Je réalisai alors qu'il était temps pour moi de visionner le film que Nunki Bartt m'avait laissé il y avait une semaine ou deux : le Rouge comme le ciel, de Cristiano Bortone, sorti en 2006, mais qui bénéficie actuellement d'une nouvelle diffusion. C'est l'histoire de Mirco Mencacci, qui perd la vue à l'âge de dix ans, à la suite d'un accident domestique. Contraint d'intégrer un institut spécialisé à Gênes, loin de sa famille (l'école italienne n'accueillant pas à l'époque les non-voyants), il se rebelle et refuse dans un premier temps d'apprendre le braille. Le salut viendra de la découverte d'un vieux magnétophone à bandes : la richesse des paysages sonores qui l'environnent conduit Mirco à imaginer des histoires, auxquelles, petit à petit, il conviera à participer ses camarades d'infortune. Le film se terminera sur le spectacle de fin d'année (autrefois triste enfilade de saynètes indigentes) où les parents écouteront, les yeux bandés, ravis, le conte savamment élaboré par les enfants. 

Inspiré de la propre vie de Mirco Mencacci, ingénieur du son très réputé en Italie, c'est un film d'enfants enthousiasmant et jamais mièvre.


Ne m'éloignais-je pas ainsi de la piste que j'avais empruntée avec l'hypnose régressive de Metavertigo, l'essai d'Emmanuel Grimaud ? Il ne me semble pas, car voici ce qu'on peut lire à la fin du second chapitre : "L'hypnose impose dans un espace intimiste une nuit artificielle. Le noir est la condition du vertige." C'est bien parce qu'il ferme les yeux, parce qu'il accepte de s'abstraire pour un temps du monde qui l'entoure, que le patient de Trupti Jayin peut, aidé par sa voix, nous livrer un récit souvent foisonnant et débridé. La caméra dans l'expérience ne voit rien, "n'a accès qu'aux remous en surface de la profondeur la plus profonde, elle ne récolte que l'écume du cinéma intérieur du psychonaute, mais il n'y a pas de meilleur lieu pour faire la grammaire de nos vertiges dans toutes leurs variantes."(p. 47)

Nous avons bien lu : la grammaire de nos vertiges. Qui dit grammaire dit syntaxe, autrement dit un ordre (grec suntaxis, "avec ordre"), des règles de composition entre les mots ou entre les propositions. L'expression est donc presque un oxymore, le vertige caractérisant plutôt ce qui échappe à l'ordre, la déviation, la rupture d'équilibre. Comment concilier tout cela ? 

Ajoutons pour l'instant un élément de vertige : peu après son arrivée à l'institut génois, Mirco, solitaire dans la cour, s'approche de la fenêtre de la concierge, attiré par le son d'une radio. Francesca, la fille de la concierge, lui lance des petits cailloux sans réussir à le faire fuir. Il est passionné par ce qu'il entend :  une adaptation de Moby Dick d’Herman Melville. 


Mirco et Francesca vont devenir amis à la suite de cette rencontre. La petite fille, vive et astucieuse, sera son indéfectible alliée contre les rigueurs de l'institut et son austère directeur. "L’histoire d’Herman Melville, peut-on lire dans le dossier pédagogique des films du Préau, forte en aventures, réunit Mirco et Francesca. Les enfants (et pas seulement les enfants) ont besoin d’écouter - de lire de voir - des histoires. Ces histoires ne sont pas de simples passe-temps pour eux, elles cohabitent avec leur quotidien, les relient au présent. L’extrait cité de Moby Dick est celui où Achab promet à son équipage une récompense en pièce d’or... L’intonation du comédien jouant Achab, grossière et poussée à l’extrême, résonne comme un écho à « la philosophie » de la carotte et du bâton prônée par le directeur de l’institut."

Je l'ai dit, Rouge comme le ciel m'avait été prêté par mon ami Nunki Bartt peu de temps avant. Or, c'est lui également qui m'a donné en janvier 2018 le gros volume de Moby Dick des éditions Phébus, dans la traduction d'Armel Guerne.

Et il se trouve que je vais interpréter le rôle de l'armateur Peleg dans l'adaptation que Béatrice Barnes a écrite pour Cluis-dessous en juillet prochain.

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