Après cette séquence chinoise, place à la Grèce : dans le très riche numéro d'été de
Philosophie Magazine qui contenait l'entretien avec François Cheng, il y avait juste après un article sur
Homère vu par
Barbara Cassin, philosophe et philologue, directrice de recherches au CNRS. On voudrait tout citer dans ces propos recueillis, tant la réflexion est stimulante et généreuse, mais bon, gardons, pour l'instant du moins, seulement ce qui fait écho à des motifs déjà abordés ici :
Accueillir l’étranger
« Les Corses [ Barbara Cassin a une maison en Corse dont elle apprécie l'hospitalité des habitants ] n’ont pas oublié la leçon d’Ulysse et Nausicaa.
Après avoir quitté l’île de Calypso sur un radeau, Ulysse fait naufrage
sur le rivage des Phéaciens. Épuisé, il s’endort sur la berge. Un
ballon qui lui tombe sur le coin du nez le réveille, et il aperçoit des
jeunes filles qui jouent pendant que leur linge sèche. En se relevant,
il les fait fuir. Seule Nausicaa lui fait face. Ulysse, qui cache sa
nudité sous un branchage, n’ose pas faire le geste traditionnel du
suppliant, qui serait de lui saisir les genoux. Il a trop peur de
l’effrayer, de la courroucer. Alors il invente le “discours qui gagne”.
Il lui dit : “je te prends les genoux”, mais sans le faire. Il
dit au lieu de faire ou, plus exactement, il dit pour faire. Il invente
ainsi le discours performatif dont parle le philosophe du langage John
Langshaw Austin, auteur de Quand dire, c’est faire (1962) : les
mots d’Ulysse ne se contentent pas de décrire une réalité, ils créent
cette réalité. Aujourd’hui, le geste, la parole du suppliant reviennent à
remplir un formulaire administratif pour se déclarer demandeur d’asile."
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Jacob Jordaens, La rencontre d'Ulysse et de Nausicaa, c. 1630-1640, Rijksmuseum, Amsterdam |
L'extrait de l'
Odyssée, chant VI, 119-246, qui correspond à cet épisode est ensuite commenté par Barbara Cassin elle-même :
"Ulysse hésita : ou bien supplier cette fille charmante en la prenant
aux genoux, ou bien sans plus avancer n’user que de paroles douces comme
le miel ? Il pensa tout compté que mieux valait rester à l’écart et
n’user que de paroles douces comme le miel : l’aller prendre aux genoux pouvait la courroucer. Aussitôt il tint ce discours doux comme le miel et plein de profit.
ULYSSE. – Je te genouille, maîtresse, que tu sois déesse ou mortelle.
Déesse, chez les dieux, maîtres des champs du ciel, tu dois être
Artémis, la fille du grand Zeus : la taille, la beauté, l’allure, c’est
elle !… N’es-tu qu’une mortelle, habitant notre monde, trois fois
heureux ton père et ton auguste mère ! trois fois heureux tes frères !…
[…] Jamais mes yeux n’ont vu pareil mortel, ni homme ni femme, le
respect me tient quand je te regarde, à Délos un jour près de l’autel
d’Apollon j’ai perçu ainsi une jeune pousse de palmier qui montait. […]
Tout comme en le voyant, je fus en mon cœur saisi de stupeur longtemps,
car jamais rien de tel n’était monté d’un arbre de la terre, ainsi toi,
femme, je t’admire, je suis saisi de stupeur, j’ai terriblement peur de prendre tes genoux.[3] […]
[3] Saisir
celui à qui l’on demande de l’aide par les genoux est le geste par
excellence du suppliant. Ulysse, naufragé, est en situation désespérée.
Mais au lieu de faire le geste, il parle : « Je te prends les genoux », dit-il. Ou plus littéralement : « Je te genouille », un verbe très rare en grec. Le genou, gonu, est lié au verbe gignomai, « devenir,
naître, être » : c’est le lieu de la naissance et de la puissance, de
la genèse. Ulysse préfère supplier Nausicaa en parole et prononcer un « discours profitable », « qui gagne ».
Le gain est le performatif, et le choix du verbe rare signale qu’il se
passe quelque chose dans le discours. Le performatif religieux
fonctionne de la même manière : « Que la lumière soit », dit le
Dieu de la Bible, et la lumière fut. La parole fait l’acte. Un homme
comme Ulysse déploie la toute-puissance active, performative, du
langage, et devient dès lors un « auteur », un « créateur » qui ne
s’autorise que de lui-même, il devient réellement le « divin Ulysse ».
"Le genou, gonu, est lié au verbe gignomai, « devenir,
naître, être » : c’est le lieu de la naissance et de la puissance, de
la genèse". Ceci ne peut que me rappeler la vieille accoucheuse de
Saint-Genou qui met au monde
Gargantua. J'avais déjà noté alors que
Le Dictionnaire Historique de la Langue Française (Robert) indiquait que le nom de genou dans les langues indo-européennes (latin, grec, langues indo-iraniennes) "
est sans doute à rapprocher de la racine *gne
-, *gen(
e)- naître (latin gignere
, grec gignesthai
) selon l’usage ancien de faire reconnaître le nouveau-né en le mettant sur les genoux de son père ». Ce qui,
entre
parenthèses, ne rendait que plus cohérent le choix de Rabelais de
faire naître Gargantua par l'entremise d'une native de Saint-Genou.
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