mercredi 23 août 2017

# 201/313 - Ambo i lati

Stalker, Andreï Tarkovski
De Toulouse, j'ai rapporté aussi un livre que son éditeur qualifie de livre mutant. C'est peut-être trop dire, mais en tout cas, rien à voir avec le tout-venant, le roman traditionnel qui, quoi qu'on en dise sur son état moribond, reste largement majoritaire sur le marché. C'est un cadavre si l'on veut, mais un zombie qui a encore de la ressource. Ce livre dont je vous parle n'est d'ailleurs pas un roman, c'est une mosaïque de quatre-vingt-un textes, de natures très diverses, autour de la ville de Gênes. L'auteur se nomme Benoît Vincent, il est botaniste de profession et l'ouvrage a pour titre GEnove, villes épuisées, publié aux éditions Othello/Le Nouvel Attila.


Ce titre, Benoît Vincent l'abrège d'ailleurs en GE9 : histoire de souligner que le nombre 9 sous-tend toute l'affaire. "C'est un texte comme un tissu, écrit-il en avant-propos. Un assemblage de neuf trames et neuf chaînes, qui forme quatre-vingt-un instantanés de la ville. Celle-ci, plus que toute autre, reste admirablement façonnée par l'espace topographique qui la porte. A la manière du tisserand, j'ai tenté de rendre la matière et la forme d'une ville contrainte, tantôt étroite et recluse, tantôt large et ouverte."
Ce 9x9 nous rappelle incidemment le 8x8 récent des hexagrammes du Yi Jing. D'ailleurs, explique Cyrille Javary, "le caractère jing est composé de trois éléments : à gauche, le signe général de la soie, marque commune à tous les mots en relation avec ce qui est tissé et, au sens figuré, organisé en réseau.(...) Associant les idées d'outil, de réseau et de structure, le sens originel du caractère jing était : fils de chaîne ( la structure invisible qui sert d'armature à un tissage). De là, il s'est étendu jusqu'à désigner les méridiens de l'acupuncture (la structure énergétique du corps humain grâce à laquelle on peut agir sur lui), et aussi ceux de la géographie."

Je note en passant que la typographie du titre GE9 fait furieusement penser à un idéogramme. Pourtant l'auteur ne fait aucune référence à la Chine, du moins dans les soixante-dix premières pages (j'en suis là de ma lecture).
Je venais juste d'écrire la chronique sur les portes lorsque j'ai abordé le vingtième texte, La surprise. Eh bien la surprise fut d'y trouver une résonance : Benoît Vincent évoque la Porta Soprana, la porte qui ceint la ville antique et porte cette inscription : Auster et Occasus, Septembrio novit et Ortus quantos bellorum supervai Ianua motus ("Le Méridion et le Ponant, le Septentrion et l'Orient savent combien d'énormes mouvements de guerre moi Gênes j'ai vaincu.")
"Janua, continue-t-il, c'est en latin, la porte. On ne peut déterminer si c'est la porte qui parle ou bien la ville symbolisée par cette porte.
L'étymologie de Gênes, comme très souvent les très vieux toponymes, est plus que confuse. Si certains rapprochent le nom du latin ianua ("porte, accès, passage"), d'autres y voient la même racine indo-européenne que dans le Genève/Ginevra helvète, *genu, qui signifierait "bouche". D'autres le ramènent au xenos grec ("étranger") et d'autres encore à un mot étrusque kainua qui signifie "cité nouvelle". (p. 72)
Résonances multiples : la porte bien sûr, mais aussi ce *genu grec si proche de notre gonu, grec aussi,  bouche et genou qu'une seule voyelle distingue. Et encore ce xenos, que l'on retrouve dans l'entretien avec Barbara Cassin :
"Le terme grec de xenos, qui signifie “étranger”, mais aussi “hôte”, contient les idées d’accueil, de respect de l’autre, dans une belle réciprocité entre celui qui accueille et celui est accueilli : “hôte” dans les deux sens, comme en français. Dans le monde d’Homère, celui qui arrive en face, l’autre, peut être aussi bien un homme qu’un dieu qui aurait pris une apparence mortelle. Il faut prendre au sérieux les épithètes homériques, “le divin Ulysse” par exemple. Elles disent la perméabilité du cosmos, cela même qui le rend beau – Nausicaa est le jeune fût d’un palmier, Ulysse est un lion, et les hommes et les dieux échangent leur forme."

Porte (village de Lautrec)
 La Porta Soprana possède un pendant tout au bout du centre médiéval : la Porta dei Vacca, qui sépare le premier bourg de la Maddalena du nouveau site de Prè (après le XIIe siècle) :

"Passée la porte, traversée la rue, direction ailleurs. Passer de l'autre côté, vers l'autre rive : en être rassasié, en être demandeur.
Être de chaque côté, du levant au ponant, d'est en ouest, de la ligne bleue à la ligne verte. Être des deux côtés à la fois, ambo i lati, entrambi i lati, pouvoir traverser la frontière, poser des axes, créer la ville, s'enivrer de passages." (p. 73)


Ce motif est si prégnant pour Benoît Vincent qu'il en a fait le titre de son site : Ambo[i]lati.


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