jeudi 17 août 2017

# 196/313 - Passion fixe

Je digresse, je me laisse porter comme la feuille morte par le courant dans Solaris. La pluie tombe à verse derrière la fenêtre où j'écris, et je me demande si je pourrais tout à l'heure prendre le vélo pour aller jusqu'à la gare. Dans le temps qui me reste, j'aimerais au moins amorcer cette chronique qui encore une fois va évoquer le Yi Jing, ce fameux Livre des Transformations - c'est ainsi qu'il est désigné dans la traduction de Richard Wilhelm -, mais que Cyrille Javary nomme plutôt "Le Classique des Changements". Alors que je rédigeais l'article précédent, je me suis souvenu de Philippe Sollers, pour qui ce vieil ouvrage chinois est depuis longtemps une référence importante : "dès 1965, dans Drame, et plus manifestement encore, en 1968, dans Nombres, Sollers prend en compte le grand livre de la sagesse chinoise...", signale Marcelin Pleynet dans La Fortune, la Chance, (Hermann, 2007), alors qu'il commente un autre roman paru en 2000, Passion fixe, dont le Yi Jing est en quelque sorte le centre ordonnateur.



Il se trouve que j'ai lu ce roman à sa sortie. C'est un roman sollersien typique, où le narrateur - double à peine dissimulé et fantasmé de l'auteur - se donne une pose avantageuse, développe une érudition prodigieuse et séduit surtout à tour de bras, bref c'est à la fois irritant et passionnant, stimulant et effroyablement égocentrique. Feuilletant l'ouvrage, je déniche à la page 100 une mention de l'édition de Wilhelm, sur laquelle il se fonde pour les commentaires du Yi Jing (appelé là Yi King) :
"Dans la bibliothèque de Dora (ou plutôt dans celle de son mari disparu, l'étrange cardiologue collectionneur), il y avait la première édition sérieuse, après quelques autres fantaisistes, du Yi King, celle de l'Allemand Richard Wilhelm, Iéna, 1923. Le Yi King, Livre des mutations, une antiquité, ayant une réputation de divination magique, il faut s'attendre qu'il suscite des tas d'élucubrations plus ou moins cinglées. Ça n'a pas manqué. Wilhelm, missionnaire protestant arrivé en 1891 en Chine, est censé avoir été initié, par un lettré appartenant à la famille de Confucius, à l'enseignement secret du yoga chinois (...). Wilhelm, inspiré par son maître Lao Nouai Suan, compose sa traduction en 1913, est interrompu par la Première Guerre mondiale, est assiégé par les Japonais, reprend son travail comme un bon jésuite, et, en 1923, date sa préface de Pékin. Carl Gustav Jung, c'est fatal, l'a bien connu et a été fasciné par lui. Il raconte même que, quelques semaines avant la mort de Wilhelm, il l'a vu apparaître près de son lit avant de s'endormir, debout dans un vêtement bleu sombre, les bras croisés dans ses manches :
"Il s'inclina, comme s'il voulait me transmettre un message. Je savais de quoi il s'agissait. Cette vision fut remarquable par son extraordinaire netteté : non seulement je voyais toutes les petites rides du visage, mais aussi chaque fil dans le tissu de son vêtement."


Sollers n'aime pas Jung, et il ironise ensuite assez lourdement sur l'apparition de Wilhelm. De Jung, il dit donc qu'il l'a "bien connu", mais c'est mentir un peu que de dire seulement ça. Dans sa préface à l'édition anglaise du Yi King, en 1949, Jung est plus explicite, parle d'hommage à son ami disparu. On peut bien connaître quelqu'un sans être son ami : Sollers ne l'ignore pas, mais il passe sous silence cette amitié qui le dérange. L'intérêt de Jung pour le Yi King n'est pas de pure circonstance, il écrit ainsi : "J’étais déjà bien familiarisé avec le Yi King lorsque j’ai rencontré pour la première fois Richard Wilhelm peu après 1920. Il me confirma alors ce que je savais déjà et m’apprit beaucoup d’autres choses. Je ne sais pas le chinois et n’ai jamais été en Chine."

Franchise de Jung sur sa connaissance du chinois. Sollers a-t-il témoigné de la même modestie ? Il ne semble pas si l'on en croit Damien Taelman, qui livre une analyse au vitriol du Sollers sinologue (on trouvera ces textes sur le blog de Roland Jaccard ou sur le Stalker de Juan Asensio). Pour être équitable, il convient aussi de lire la défense d'Albert Gauvin sur le site Pileface, consacré à Sollers.

19 h 47 : je mets un point final à cette chronique, suite au prochain épisode, le soleil est revenu, et j'ai pu aller à la gare en vélo.


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