Le lendemain, je commençai un autre des livres achetés à Toulouse : Comment pensent les forêts, de l'anthropologue Eduardo Kohn, avec une préface de Philippe Descola, publié chez cette excellente petite maison d'édition qui s'appelle Zones sensibles.
Ce livre, "magistral" selon Descola, "œuvre d'art" si l'on en croit Bruno Latour, est en effet extrêmement stimulant. Je ne veux surtout pas en donner un résumé ici, d'autant plus que je n'ai pas fini de le lire. Contentons-nous pour l'instant de cette introduction de la notice de l'éditeur :
Les forêts pensent-elles ? Les chiens rêvent-ils ? Dans ce livre important, Eduardo Kohn s’en prend aux fondements même de l’anthropologie en questionnant nos conceptions de ce que cela signifie d’être humain, et distinct de toute autre forme de vie. S’appuyant sur quatre ans de recherche ethnographique auprès des Runa du Haut Amazone équatorien, Comment pensent les forêts explore la manière dont les Amazoniens interagissent avec les diverses créatures qui peuplent l’un des écosystèmes les plus complexes au monde. (...)Or, sur la première figure du livre, un détail d'une carte du XVIIIe siècle montre la région de l’Équateur où l'auteur a travaillé, en particulier le village d'Ávila dont il écrit que la distance à vol d'oiseau de Quito est d'approximativement 130 kilomètres.
Iquitos, Quito. La coïncidence était merveilleuse. On pourra bien sûr penser qu'en feuilletant le livre au moment de l'achat mon cerveau a pris inconsciemment des informations. Je ne veux pas disputer là-dessus, mais il reste que le rêve est précisément un aspect crucial de l'analyse d'Eduardo Kohn, ainsi que le pointe Philippe Descola dans sa préface :
" L’interprétation quotidienne des rêves, un trait fondamental de la vie quotidienne des Amérindiens de l’Amazonie équatorienne, devient ainsi un mécanisme très original qui va au-delà de l’oniromancie classique en ce qu’il permet la calibration et l’alignement des points de vue situés de toutes sortes d’êtres qui habitent des mondes différents."Dans la chronique précédente, Gabriel de Azambuja évoquait la pensée rêvante de J.-B. Pontalis où il voyait la possibilité "d'une passerelle qui permet d'imprégner notre vie diurne de la matière même de nos rêves". Or, cette possibilité est clairement réalisée par les Runas d'Ávila :
"A Ávila, la vie de tous les jours et cette seconde vie que constituent le sommeil et les rêves sont enchevêtrées. Dormir à Ávila n'est pas l'activité ininterrompue, solitaire et sensoriellement pauvre qu'elle est si souvent devenue pour nous. Le sommeil - au milieu de beaucoup d'autres personnes dans des maisons de torchis ouvertes et sans électricité, très perméables au monde extérieur - est entrecoupé de veille. On s'éveille au milieu de la nuit pour s'asseoir près du feu et combattre le froid, ou pour recevoir un bol de thé huayusa fumant, ou parce qu'on a entendu le cri de l'ibijau gris à la pleine lune, ou parfois même le grondement distant d'un jaguar. Grâce à ces interruptions continuelles, les rêves débordent dans les moments de veille, et les moments de veille dans les rêves, tant et si bien que les uns et les autres s'enchevêtrent. Les rêves - les miens, ceux des membres de ma maisonnée, ceux, étranges, que nous avons partagés, et même ceux de leurs chiens - en sont venus à occuper une grande part de mon attention ethnographique, d'autant plus qu'ils impliquaient souvent les créatures et les esprits qui peuplent la forêt. Les rêves font aussi partie de l'empirique, et d'une certaine manière ils sont réels. Ils prennent racine dans le monde et le travaillent ; apprendre à s'ouvrir à leur logique particulière et leurs formes fragiles d'efficacité permet de révéler quelque chose du monde au-delà de l'humain." (p. 37, c'est moi qui souligne)____________________
PS : J'ai tapé "Iquitos", par acquit de conscience, sur Google et je découvre qu'il s'agit d'une vraie ville située dans l"Amazonie péruvienne ! Wikitravel : "Iquitos est au Pérou ce que Manaus est au Brésil. Perdue au milieu de l'Amazonie, cette ville n'a été très longtemps qu'un regroupement de missionnaires pour se protéger des populations indiennes hostiles à la conversion catholique. Au XIXème siècle, comme pour Manaus, Iquitos va connaître le boom du caoutchouc, et va grandir de manière fulgurante! Aujourd'hui, elle ne vit que du tourisme, et du commerce fluvial (elle borde le fleuve Amazone)."
Ajoutez à cela que Gabriel de Azambuja est précisément d'origine péruvienne.
Iquitos (vue aérienne) - Percy Meza |
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