Entre ces trois œuvres, qui n'ont a priori aucun rapport, une tresse de correspondances va se développer dont je vais essayer de rendre compte.
Le Journal de deuil de Barthes ne fut pas publié de son vivant : c'est un ensemble de fiches qu'il commença à rédiger au lendemain de la mort de sa mère, le 25 octobre 1977, qui l'affecta profondément. Presque un an plus tard, il écrit le 3 octobre 1978 ces simples mots : (Comme) c'est long, sans elle.
C'est sur l'expression "faire son deuil" que Gabriel de Azambuja en appelait à Barthes : "(...) phrase galvaudée, écrit-il, une expression passe-partout qui apparaît à chaque instant, envahit les médias et les conversations quotidiennes, parfois aussi les discussions entre "spécialistes". Elle est devenue le type de phrases-pièges qui empêche de penser, un de ces guet-apens silencieux que réserve le langage. J'entends toujours "faire-son-deuil", petit train qui amène dans le mur avec ses mots-wagons attachés qui ont perdu le nord et toute cohérence. Et j'entends aussi quelque chose de clos, d'achevé. Avec la doxa la mieux attentionnée du monde - comme disait Barthes - on me dira que le deuil va mûrir et que le temps le fera tomber comme un fruit.* "
C'est par une mort aussi que débute Joie de Clara Magnani :
"2014. Un matin de septembre. Ensoleillé. Mon père était en train de lire lorsque son cœur s'est arrêté. Comme ça, sans prévenir. Crise cardiaque. Aucune douleur. Ni chimio, ni paralysie. Nul besoin d'aller chez les suisses quémander une pilule euthanasiante à plus de dix mille euros. C'était exactement comme ça qu'il avait toujours voulu tirer sa révérence. Il disait "Un bel morir tutta la vita onora." J'étais heureuse pour lui."
Cette histoire, à la fois touchante et énervante, de mature love entre un vieux cinéaste italien et une journaliste belge quadragénaire, adultères assumés qui se retrouvent dans les meilleurs hôtels de Berlin, Bruxelles, Rome quand ce n'est pas dans une charmante maison sarde en bord de mer (mais ils parlent de Gramsci en prison, cela doit compenser), cette histoire donc, prétendu premier roman d'une auteure qui se cache derrière un pseudonyme célèbre qui se trouve être aussi le nom de l'héroïne, n'est pas un grand crû, mais en l'occurrence cela importe peu : le principal est que, page 31, je lise ceci :
Cette platitude ne se retrouve pas chez Barthes, qui jamais ne dit par exemple que sa mère fut pour lui une confidente, une amie, mais ses notations n'en sont pas moins justes et émouvantes. 11 août 1978 :"Je raconte tout ça à la femme qui est assise sur moi. Comme un enfant, je lui confie que ma mère me manque. Elle était plus qu'une mère, une amie, une confidente. Celle qui, à l'adolescence, a consolé mes première peines de cœur."
"Feuilletant un album de Schumann, je me souviens immédiatement que mam. avait aimé les Intermezzi (que j'avais fait passer une fois à la radio).Reprenons Joie. Page 80, extraits de la première interview entre les deux protagonistes, qui fut aussi leur première rencontre.
Mam. : peu de paroles entre nous, je restai silencieux (mot de la Bruyère cité par Proust), mais je me souviens du moindre de ses goûts, de ses jugements."
"C : Il y a des moments où votre dernier long-métrage ressemble à un film des années soixante. Le noir et blanc, la manière de filmer, caméra à la main, les longs plans fixes sur les paysages. Est-ce un hommage à un cinéaste particulier ?Écho, oui j'en avais un pour ma part avec le DVD de Stalker qui était sur la table, et que j'allais trois jours plus tard arpenter avec bonheur.
Moi : Non, pas vraiment. Je revois souvent les 8 1/2 de Fellini et Stalker de Tarkovski. J'ai beaucoup aimé la Nouvelle Vague. La française comme la tchèque. Et comme ces films sont logés là, quelque part dans mon cerveau, il est tout à fait plausible que vous en trouviez des échos."
La Mère dans Stalker, de Tarkovski.
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* Roland Barthes, Journal de deuil, Le Seuil/Imec, 2009, p. 160.
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