Gascar n'a pas pour projet de décrire la vie au camp, il en parle d'ailleurs assez peu et l'action se concentre rapidement sur cet espace du cimetière et de la forêt. De même, des trois ans qu'il passa au camp, le récit ne rend compte que de quelques mois, en 1942, de la fin du printemps à l'automne. Sa tâche de fossoyeur, aussi sordide qu'elle puisse apparaître, lui permet d'échapper au quotidien du stalag. Une des sentinelles chargés de les surveiller, Ernst, ancien pasteur, l'entraîne parfois dans la forêt :
"(...) voici que s'ouvrait devant moi cette forêt mentale jusqu'alors, cette sylve qui, plus qu'à l'abondance de ses frondaisons, plus qu'à la vigueur de ses fûts, avait dû d'exister pour moi, à sa valeur de contraste, à son robuste épaulement de l'horizon et, surtout, à sa secrète contribution à mon poids d'ombre. Nous marchions dans des plantes serrées, lui tenant son fusil à la bretelle, et moins semblable alors à un soldat armé qu'à un chasseur lassé, heureux d'avoir rencontré sur le chemin du retour le passant qui lui fait "un bout de compagnie". mais déjà la forêt et ses ombres dangereuses recommençaient à évoquer un retour sans fin, une compagnie sans bout et nous enfermaient, de nouveau, dans un des mille tête-à-tête de la damnation : le gardien et son prisonnier, le corps et la conscience, le chien et la proie, la plaie et le couteau, soi et son ombre, tout cela au milieu de cette forêt originelle où, cette fois encore, le vieux ménage se reformait." (p. 231)
Dans la forêt surgissent parfois les silhouettes fugitives des partisans : elle n'est pas simple havre de paix au sein d'un univers de violence, elle ne peut faire oublier la découverte d'un charnier et les clameurs étouffées des trains roulant vers Belzec.
"Jetée sur l'infini de la souffrance comme un oiseau sur l'infini des mers, la voix humaine montait ou descendait, parcourait la gamme du vent avant de s'éloigner, de s'affaiblir, laissant derrière elle ce même ciel serein, ce "compte d'azur" que n'épuisent jamais les oiseaux désemparés et les hommes qui meurent." (p. 261)Pierre Gascar ne mentionne pas le nom de Rawa Ruska, il désigne le camp sous le nom de Brodno. Ce nom existe mais c'est celui d'un quartier de Varsovie. Peut-être l'a-t-il choisi parce que le cimetière de Brodno est justement le plus grand de la capitale polonaise, avec 1,2 million de tombes, et l'un des plus grands d'Europe. Une recherche plus approfondie m'apprend que le cimetière chrétien jouxtait à Brodno un cimetière juif de 3000 tombes, dans la rue Odrowąża. Cimetière qui fut dévasté en 1942 ; nombre de pierres tombales furent ensuite utilisées comme matériaux de construction et de terrassement.
Photo du cimetière, prise entre les deux guerres |
Brodno c'est aussi bien proche de Grodno, la ville d'origine du Dr Henry Selwyn, dans le récit de Sebald.
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