W.G. Sebald, Les émigrants, Actes Sud, 1999, Folio, p.32 (trad. Patrick Charbonneau)
Le Dr Selwyn rend régulièrement visite au couple dans sa nouvelle maison, apportant chaque fois herbes et légumes de son jardin, que Sebald semble prendre plaisir à énumérer exhaustivement. Lors de l'une de ces visites, il avoue qu'il est de plus en plus assailli par le mal du pays :
"Comme je lui demandais quel était ce pays qui se rappelait à lui, il me raconta qu’à l’âge de sept ans il avait quitté avec sa famille un petit village de Lituanie situé dans la région de Grodno. Oui, à la fin de l’automne 1899 ses parents, ses sœurs Gita et Raja et son oncle Shani Feldhendler étaient partis pour Grodno dans la carriole du cocher Aaron Wald. Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient. Je vois, dit-il, l’instituteur du cheder que je fréquentais depuis déjà deux ans me poser la main sur la tête. Je vois les pièces vidées. Je me vois assis tout au sommet de la carriole, je vois la croupe du cheval, la vaste étendue de terre brune, les oies dans la gadoue des basses-cours et leurs cous tendus, et aussi la salle d’attente de Grodno avec, au beau milieu, le poêle surchauffé entouré d’une grille et les familles d’émigrants regroupées autour. Je vois les fils du télégraphe montant et descendant devant les fenêtres du train, je vois les alignements des maisons de Riga, le bateau dans le port et le recoin sombre du pont où, autant que l’entassement le permettait, nous avions installé notre campement familial.
La haute mer, le panache de fumée, l’horizon gris, le bateau se soulevant et replongeant au gré du tangage, la peur et l’espoir que nous portions en nous, tout cela, me dit le Dr Selwyn, je le sais comme si ça ne datait que d’hier. Au bout d’une semaine environ, beaucoup plus tôt que nous ne l’avions escompté, nous arrivions à destination. Nous entrâmes dans une large embouchure de fleuve. Il y avait des cargos partout, des grands et des petits. De l’autre côté de l’eau s’étendait une terre plate. Tous les émigrants s’étaient rassemblés sur le pont et attendaient que surgisse de la brume mouvante la statue de la Liberté, car tous avaient acheté un passage pour l’Amerikum ― comme on l’appelait chez nous. Quand nous touchâmes terre, il ne faisait pour nous aucun doute que nous foulions le sol du Nouveau Monde, de la ville promise de New York. Mais en réalité, comme il s’avéra à notre grand regret au bout de quelque temps – le bateau était reparti depuis belle lurette –, nous avions accosté à Londres."
Capture d'écran de The emigrants project |
Cette tromperie sur la destination détermina la destinée du jeune Selwyn, qui affirma avoir appris l'anglais comme en rêve, par amour pour Lisa Owen, son institutrice "merveilleusement belle", qui lui permit aussi d'obtenir une des rares bourses disponibles à l'époque. Après de brillantes études, il changea son prénom de Hersch en Henry et son nom de famille Seweryn en Selwyn. Je ne peux oublier que les trois chevaux sauvés de l'équarrisseur s'appelaient Herschel, Humphrey et Hippolitus. Hersch-Herschel : lui aussi, en émigrant en Angleterre, a comme échappé à l'abattoir hitlérien; des 30 000 juifs de Grodno ne survécurent que 300 d'entre eux environ.
"Le 1er novembre 1942, les Allemands commencèrent à envoyer les juifs du ghetto et des petits villages proches de la ville vers le camp de Kolbasino, et dès le 2 novembre 1942, les deux ghettos furent cernés et bloqués par des gardes. La plupart des prisonniers du camp de Kolbasino furent ensuite envoyés dans des wagons à bestiaux aux camps de Auschwitz et Treblinka et y moururent. Le premier transport de Juifs de Grodno vers Auschwitz eut lieu le 18 novembre 1942."
Déplacement des Juifs dans le ghetto de Grodno. Novembre 1941. |
Marié avec Hedi, riche héritière suisse, mais gardant le secret sur ses origines, Selwyn mène la grande vie dans les années vingt et trente, tennis, voitures, grands voyages en Europe. Jusqu'à ce que les deux époux s'éloignent l'un de l'autre, sans qu'il en sache exactement la raison :
" (...) l'argent ou le secret finalement dévoilé de mes origines, ou tout simplement l'usure de l'amour. Les années de la Seconde Guerre mondiale et les décennies qui suivirent furent pour moi une période mauvaise et aveugle, sur laquelle, même si je le voulais, je ne pourrais rien raconter. En 1960, quand je dus abandonner mon cabinet et mes clients, je rompis les derniers liens avec ce que j'appelle le monde réel. Depuis les plantes et les animaux sont presque mes seuls interlocuteurs."
Quelques semaines plus tard, Henry Selwyn se suicide en se tirant une balle avec son gros fusil de chasse. Sebald affirme alors avoir, à l'annonce de cette nouvelle, surmonté sans difficulté son horreur première. Mais l'affaire n'est pas terminée, et cela va constituer le point d'orgue de ce premier récit : quinze ans plus tard, en juillet 1986, il séjourne quelques jours en Suisse.
"Le matin du 23, je pris à Zurich le train de Lausanne. Au moment où le convoi ralentissait pour franchir le pont de l'Aar avant d'entrer dans Berne, mon regard, survolant le panorama de la ville, se porta sur la chaîne des montagnes de l'Oberland. Je crois me souvenir, ou peut-être ne fais-je maintenant que de l'imaginer, qu'à ce moment je pensai pour la première fois depuis fort longtemps au Dr Selwyn. Trois quarts d'heure plus tard - j'étais sur le point de reposer un journal de Lausanne acheté à Zurich, que je venais de feuilleter, pour ne pas manquer l'instant d'émerveillement, toujours renouvelé, où s'ouvre au regard la perspective du Léman -, mes yeux tombèrent sur un article relatant qu'au bout de soixante-douze ans le glacier supérieur de l'Aar venait de restituer la dépouille du guide bernois Johannes Naegeli, porté disparu depuis l'été 1914, - Voilà donc comment ils reviennent, les morts. Parfois, après plus de sept décennies, ils sortent de la glace et gisent au bord de la moraine, un petit tas d'os polis, une paire de chaussures cloutées."
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