mardi 20 novembre 2012

Les trois arbres

Je jongle à l'image du bateleur médiéval sur la page d'accueil, mes balles sont les trois, quatre ou cinq thèmes qui tourbillonnent dans l'espace de ma cervelle, entre les livres, les images et les rêves, et les arabesques qu'elles dessinent dans l'air sont les phrases que j'égrène dans ces pages, et pardon si parfois l'une m'échappe et ruine l'acrobatie, jusqu'à ce que le hasard, bon servant, m'en jette une nouvelle qui vient prendre place dans l'entrelacement des figures. Je jongle aussi entre les espaces de publication web, ne pouvant me résoudre à un seul lieu de parole, écrivant ici, mais aussi ou , et plus rarement (maintenant) . Parce que la parole est plurielle, diverse, profuse, que j'ai désir parfois de gravité, ou de loufoquerie, ou de mystère, de poésie ou de prosaïsme direct et épais. Parce que j'aime louvoyer entre plusieurs identités narratives, alterner le pseudonyme et le patronyme, l'ouverture et la clôture, la cellule et le bief.

C'est ainsi que je viens d'écrire un petit billet pour Les Misérables 1962, sur le magnifique volume d'Annie Le Brun, Les arcs-en-ciel du noir. Je n'en avais pas fini, j'avais repéré certaines autres pages, importantes, dont je souhaitais laisser trace, mais soudain, devant une des encres de Hugo, reproduite page 63, j'ai frémi.

Victor Hugo, Paysage aux trois arbres, 1850, plume  et lavis d'encre brune, encre noire (?), crayon noir sur papier vélin.



Je me suis retourné. Derrière moi, sur une des étagères, il y avait la carte postale achetée lors de notre récente visite de la Maison de Rembrandt, à Amsterdam. La seule d'ailleurs que j'ai achetée dans ce lieu, et c'était Le paysage aux trois arbres de Rembrandt :

Signé et daté en bas vers la gauche Rembrandt f 1643
Eau-forte, pointe sèche, burin et morsure à la fleur de soufre. 212 x 283 mm
Cette nouvelle coïncidence me laissait rêveur. Hugo a-t-il pensé à Rembrandt quand il a composé son encre ? Le peintre hollandais est le grand absent du livre d'Annie Le Brun, pourtant il est permis de le supposer car Rembrandt est salué de belle manière dans Notre-Dame de Paris :

"Le lecteur n’est pas sans avoir feuilleté l’œuvre admirable de Rembrandt, ce Shakespeare de la peinture. Parmi tant de merveilleuses gravures, il y a en particulier une eau-forte qui représente, à ce qu’on suppose, le docteur Faust, et qu’il est impossible de contempler sans éblouissement. C’est une sombre cellule. Au milieu est une table chargée d’objets hideux, têtes de mort, sphères, alambics, compas, parchemins hiéroglyphiques. Le docteur est devant cette table, vêtu de sa grosse houppelande et coiffé jusqu’aux sourcils de son bonnet fourré. On ne le voit qu’à mi-corps. Il est à demi levé de son immense fauteuil, ses poings crispés s’appuient sur la table, et il considère avec curiosité et terreur un grand cercle lumineux, formé de lettres magiques, qui brille sur le mur du fond comme le spectre solaire dans la chambre noire. Ce soleil cabalistique semble trembler à l’œil et remplit la blafarde cellule de son rayonnement mystérieux. C’est horrible et c’est beau."
Le Docteur Faustus, vers 1652
Eau-forte, pointe sèche et burin. 210 x 160 mm
Ce ne sont sans doute pas les seules gravures de Rembrandt qui ont inspiré le poète. Il me semble que le nu de "Sub clara nuda lucerna" ( faisant référence à un passage très sensuel de L'Homme qui rit*) n'est pas sans parenté avec La négresse couchée  de 1658 ( qu'il vaudrait mieux nommer Femme dormant nue, les fesses au vent )

"Sub clara nuda lucerna", 1861, crayon de graphite, plume et pinceau, utilisation de barbes de plume, encre brune et lavis sur papier beige

La Négresse couchée
Signé et daté en bas à gauche Rembrandt f 1658
Eau-forte, pointe sèche et burin. 158 x 81 mm
La notice de la BnF précise que "Rembrandt a réalisé là un nu féminin d'un modernisme étonnant, dont Delacroix s'inspira pour l'estampe Étude de femme vue de dos en 1833."


A la vérité, l'encre de Hugo est même plus proche de la gravure, le bras gauche par exemple est semblablement placé le long du corps, au lieu que chez Delacroix il s'en vient se replier devant la tête, faisant apparaître la main sur la droite de l'estampe.

"Rembrandt, ce Shakespeare de la peinture", écrit Hugo. C'est tout dire, car si Annie Le Brun n'évoque jamais Rembrandt, en revanche elle cite à plusieurs reprises le William Shakespeare de Hugo, persuadée que parlant du dramaturge,  il trace en même temps un auto-portrait ; c'est d'ailleurs sur la citation qui suit qu'elle termine son essai :

"Shakespeare, c'est la fertilité, la force, l'exubérance, la mamelle gonflée, la coupe écumante, la cuve à plein bord, la sève par excès, la lave en torrent, les germes en tourbillons, la vaste pluie de vie, tout par milliers, tout par millions, nulle réticence, nulle ligature, nulle économie, la prodigalité insensée et tranquille du créateur. A ceux qui tâtent le fond de leur poche, l'inépuisable semble en démence. A-t-il bientôt fini ? Jamais."
Comme Shakespeare, ajoute-t-elle in fine, Victor Hugo est "le semeur d'éblouissements".



Mais je n'en ai pas terminé, pour ma part, avec les trois arbres. Car recherchant sur le net une image de l’œuvre, je suis parvenu sur une page de blog qui ne m'était pas non plus inconnue. Pour l'auteur du billet, intitulé trois arbres d'hudimesnil, les trois arbres de Rembrandt avaient servi de point d'ancrage mémoriel, ressuscitant un passage de La Recherche :

"Trois fois j’ai relu le passage des trois arbres d’Hudimesnil avant d’en saisir tout le sens.
Trois arbres croisent le chemin du narrateur …
    Il se promène dans la deux-chevaux de la marquise de Villeparisis pendant ses vacances à Balbec. La voiture descend vers Hudimesnil et tout d’un coup apparaissent trois arbres un peu en retrait de la route, trois arbres qui plongent le jeune narrateur dans un bonheur indicible, confus, surprenant.
    Il ne sait pas pourquoi il se sent soudainement heureux, il a déjà vu ces arbres dans un autre lieu, en un autre temps, mais il est incapable de se souvenir où et quand.
    Etait-ce à Combray, du côté de Guermantes, ou en Allemagne ?

    La calèche poursuit lentement sa route et le jeune homme ramasse toute sa pensée en direction des trois arbres, sa pensée concentrée, ressaisie avec d’autant plus de force, le projette vers les arbres, mais en réalité le renvoie au plus profond de lui-même, et au fur et à mesure que les arbres s’approchent de lui, il fouille en sa mémoire.
    N’étaient-ils donc qu’un rêve, ces trois arbres ? Une image surgissant d’un livre ? Ou ne sont-ils qu’une vision de son esprit fatigué ?
    La voiture va bientôt les abandonner au tournant de la route." 
    "Je vis les arbres s’éloigner en agitant leurs bras désespérés, semblant me dire : ” ce que tu n’apprends pas de nous aujourd’hui, tu ne le sauras jamais. Si tu nous laisses retomber au fond de ce chemin d’où nous cherchions à nous hisser jusqu’à toi, toute une partie de toi-même que nous t’apportions tombera pour jamais au néant. ”
    M. Proust, extrait de À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Nom de pays : le nom
    Il se trouve que j'avais laissé un commentaire précisément sur cette page, car l'arbre, Proust, renvoyaient à Pok, la pièce que nous jouons depuis l'année dernière. Grillon du foyer, la maîtresse des lieux, m'avait d'ailleurs gentiment répondu.

    Ainsi de Hugo je basculais vers Proust, et une page du Tiers Livre de François Bon reprenant le passage en question invite déjà à d'autres jongleries. Mais j'arrête là, il se fait tard.

    ____________________________
    *
    "Entre sa nudité et le regard il y avait deux obstacles, sa chemise et le rideau de gaze d'argent, deux
    transparences. La chambre, plutôt alcôve que chambre, était éclairée avec une sorte de retenue par le

    reflet de la salle de bain. La femme peut-être n'avait pas de pudeur, mais la lumière en avait.

    Le lit n'avait ni colonnes, ni dais, ni ciel, de sorte que la femme, quand elle ouvrait les yeux, pouvait se
    voir mille fois nue dans les miroirs au-dessus de sa tête.

    Les draps avaient le désordre d'un sommeil agité. La beauté des plis indiquait la finesse de la toile. C'était
    l'époque où une reine, songeant qu'elle serait damnée, se figurait l'enfer ainsi: un lit avec de gros draps.

    Du reste, cette mode du sommeil nu venait d'Italie, et remontait aux Romains. Sub clara nuda
    lucerna
    , dit Horace."

    Aucun commentaire: