"Ceux qui m'aiment organisent des réjouissances pour la Sainte-Cécile le 22 et mon anniversaire le 29 ? Ils ignorent que ces dates n'ont jamais empêché mon âme de geler à partir de novembre où je ne fais que tomber malade en attendant que tout ce que j'aime reprenne vie et couleurs."
Cécile Guilbert, Feux sacrés, Grasset, 2025, p. 9.
Dans le prologue de son récit, Cécile Guilbert évoque cet article de magazine lu un de ces jours sombres de novembre. Article qui racontait que le cadavre d'un prince indien avait été retrouvé dans les ruines d'un pavillon perdu dans la forêt de Delhi. L'homme en question - un certain Ali Raza - se faisait appeler "prince Cyrus", ultime rejeton, prétendait-il, d'une famille royale ayant régné depuis plus de 2500 ans sur l'ancienne province de Oudh (ou Awadh), situé au centre de l'état actuel de l'Uttar Pradesh. Une petite photo montrait la misérable pièce où il vivait, "meublée seulement d'un châlit recouvert d'une cotonnade usée et d'une petite table de rotin surmontée du portrait peint d'un vieillard enturbanné." De cette photo, l'autrice avoue qu'elle ne pouvait en détacher ses yeux, elle la ramenait obstinément "trois ans en arrière, vers la douleur et le chagrin" :
Et pourtant, je me sentais proche de Cyrus comme d'un frère.
Un frère mort comme un clochard ou un squatteur.
Seul.
Dans la pauvreté et l'indifférence de tous.
Car il avait fallu plusieurs jours à ses voisins pour s'apercevoir de son effacement avant de retrouver son corps.
Il faudra attendre la page 269, le chapitre intitulé Disparition, pour connaître le fin mot de l'histoire ici juste effleurée : le 29 janvier 2014, elle apprend la mort de son frère David, retrouvé dans son appartement plusieurs jours après son décès pour des causes qui resteront toujours floues.
Et c'est à la fin du livre que ces rapprochements prennent toute leur dimension. Il faut en revenir à cet extrait que je donnai dans l'article précédent : "Les battements de mon cœur s'accélèrent quand ma lecture voit se télescoper le nom de Thomas Browne, celui de Cyrus et l'histoire d'un homme retrouvé plusieurs jours après sa mort. Sur le coup, je n'y vois ni présage ni hasard : plutôt une nécessité ainsi qu'un encouragement. "
Le chapitre qui suit immédiatement se nomme Constellations, et développe l'histoire de Thomas Browne. Sir Thomas Browne (1605 - 1682), qu'elle qualifie d'esthète de l'incongru, et dont elle affirme n'avoir pas "le souvenir d'un jour de pluie dont l"ennui n'ait été dissipée par sa prose baroque toute hérissée de bizarreries et constellée de mots étranges."
Il se trouve que j'ai déjà écrit sur Thomas Browne*, et la dernière fois c'était il y a presque un an, à la même époque, avec l'article Labyrinthe et jardin de Cyrus, rédigé après une visite au village potier de La Borne. J'ai donc un peu l'impression de me répéter, mais oublions cette impression et suivons Cécile Guilbert dans son récit sur Thomas Browne. Elle dit qu'il a vécu à Norwich, ville d'exil de Sebald et point de départ des Anneaux de Saturne : "Très vite, par un enchaînement causal qui semble moins devoir à la contingence qu'à la nécessité se frayant un chemin dans l'inconscient, le narrateur séjourne dans l'hôpital où le crâne de Browne a été longtemps exposé." Le même narrateur évoque un ami du nom de Michael Parkinson, quadra célibataire, "un être innocent et pur qui tire le diable par la queue et a eu la sagesse de trouver sa joie dans la frugalité." Et plus loin il écrit que cet homme a été découvert mort dans son lit, couché sur le flanc, et "de l'enquête, poursuit Sebald, il résulta that he had died of unknown causes, une conclusion à laquelle j'ajoutai moi-même : in the dark and deep part of the nights."
Cécile Guilbert interrompt sa lecture "en percutant ces lignes ténébreuses". Lui reviennent en écho les souvenirs de la mort obscure de son frère David, comme celle du prince Cyrus dans son galetas de la forêt de Ridge : "Michael Parkinson ne leur ressemble-t-il pas au moral comme un frère ? On comprendra que lorsque Les Anneaux de Saturne mentionnent plus loin Le Jardin de Cyrus, l'ultime livre de Browne, je n'ai plus qu'une idée en tête : me procurer cet opus insolite de l'Anglais et tous les livres de l'Allemand."
Elle lit donc l’œuvre entière de Sebald durant l'été 2020, selon elle, "dans un état proche de l'hypnose": "découvrir à quel point leur auteur s'est attaché aux coïncidences dans l'espace et le temps, à l'entrelacs des chiffres et des dates liés par Freud à la compulsion de répétition, m'électrise."
*
Mathias Enard :
Alors que je parvenais presque à la librairie Büchner, je voyais plus clairement qu'une enquête sur la littérature était une investigation de ses limites et de son pouvoir, pour moi encore assez flou, sur l'au-delà, sur ce qui s'agite après la frontière, qu'on entrevoit dans les territoires de l'altérité, de l'imaginaire. Comme l'hypnose et l'imagination, la fantasmagorie, plus qu'une affaire d'archéologie du cinématographe ou une question de projection, d'optique, devenait une allégorie, entre croyance, image et réalité, du projet du récit : raconter, c'est franchir la distance qui nous sépare de l'absent ; c'est enfouir par le langage le réel dans l'irréel, dépecer le monde pour l'offrir, comme la fumée des cuissots de chèvre des sacrifices achéens, à des dieux silencieux : la littérature est cette fumée résidu divin qui signifie l'absence de ce qui l'a provoquée, à jamais. (p. 164)
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* La traduction du Jardin de Cyrus en français a été assurée par Bernard Hoepffner. Il ne me semble pas anodin de noter que ce grand traducteur et écrivain est mort noyé le 6 mai 2017, emporté par une vague à St-David's Head (Pembrokeshire) au Pays de Galles. Son corps a été retrouvé le 9 juin sur la plage de Tywyn beach à South Gwynedd, Pays de Galles du nord.
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