Dans le trio de tête des articles les plus consultés, je vois aujourd'hui Tsar Bomba et les temps très heureux, et Mémorial/Immémorial, deux articles où la Russie se taille la part du lion. Ecrits en janvier, donc à un moment où rien ne laissait encore présager l'escalade actuelle qu'aucun spécialiste ou sommité géopolitique n'avait, à ce qu'il semble, prophétisé. Pas plus qu'un autre, je n'avais la prescience de ce qui allait arriver, mais les signes que je relevais, le souvenir de cette monstrueuse Tsar Bomba, la dissolution de l'ONG Mémorial, étaient en somme avant-coureurs du cauchemar actuel. Ceci me porte à une méditation presque douloureuse : ceci montre bien que ce qui se joue ici, s'écrit en ces pages, ne se résume pas à une recension qu'on peut juger distrayante ou futile de coïncidences troublantes, de synchronicités bizarres. Au-delà de ce jeu qui ne porterait guère à conséquence (qu'on y ajoute foi ou pas est finalement de peu d'importance), quelque chose de plus vaste n'est-il pas engagé ? Ce que je nomme, faute de mieux peut-être, l'Attracteur étrange, n'est-il pas à l'œuvre, en sourdine, au sein même de nos existences ? Et que désignent ces mots "à l'oeuvre "? S'agit-il d'une pure vigie, d'une sorte d'instance rêveuse portant parfois en elle l'annonce de temps à venir ? Ou bien dispose-t-elle d'une puissance opérative ? C'est peu dire que je n'ai aucune certitude. S'il m'arrive parfois d'envisager la présence en notre monde d'une Divinité, je ne peux croire qu'elle soit autre chose qu'une Divinité faible. L'idée d'un dieu tout-puissant me semble scandaleuse, à moins qu'il faille concevoir d'une autre manière cette toute-puissance, comme invite à le faire Ghislain Lafont par exemple, dans ce texte d'Etudes (2007). "Il faut revenir ici, écrit-il, à Etty Hillesum, qui se voulait le « cœur pensant de la baraque » des Juifs en attente de départ vers la mort, et qui retourne complètement les données du problème : « Et si Dieu cesse de m’aider, écrit-elle, ce sera à moi d’aider Dieu » [169, 170, 175 sq.] [...] En réalité, sa méditation sur le mal embrasse le temps et l’espace : « J’ai déjà subi mille morts dans mille camps de concentration » ; et elle perçoit l’impuissance de Dieu par rapport à tout cela, comme une sorte d’incapacité d’enfant devant la malice des adultes. Surtout, elle ressent profondément la cause du mal, qui est justement la perte de l’intériorité comme de l’invocation divine. Aider Dieu, et d’abord en elle-même, c’est simplement (!) préserver intacte une place pour Dieu dans le cœur, d’où puisse jaillir un comportement vrai : « Je vais t’aider, mon Dieu à ne pas t’éteindre en moi… C’est à nous de t’aider et de défendre jusqu’au bout la demeure qui t’abrite en nous » [175]."
Etty Hillesum |
Née le 15 janvier 1914 dans les Pays-Bas, Etty Hillesum a tenu son Journal entre 1941 et 1943. Elle fut assassinée à Auschwitz le 30 novembre 1943. Ce jour-là, Ernst Jünger était chez lui à Kirchhorst, après avoir quitté Paris le 20 novembre. Pas d'entrée pour ce jour précis dans son Journal, mais il note le 27 novembre avoir passé l'après-midi à Hanovre, qu'il trouve changé en un monceau de ruines : "Les endroits où j'avais vécu enfant, écolier, jeune officier, sont complètement rasés. [...] Il y avait de l'affairement au milieu des ruines. Le va-et-vient de la foule me rappela les images que j'avais vues de Rostov et dans d'autres villes russes. L'Est se rapproche."
Le fier officier, si brave à l'épreuve du feu, si stoïque jusque dans l'annonce de la mort de son fils Ernstel sur le front italien, avoue cette fois être déprimé par ce spectacle. Il y voit malgré tout comme une fatalité, dont il aurait eu la vision prophétique longtemps avant la guerre, et également en 1937, à Paris déjà. Il veut croire à une inéluctabilité du désastre :
"La catastrophe devait se produire ; elle a choisi la guerre, comme son meilleur agent. Mais, même sans elle, la guerre civile eût accompli cette oeuvre, comme il advint en Espagne ; ou bien tout simplement quelque comète, un feu céleste, un tremblement de terre. Les villes étaient mûres, molles comme de l'amadou, et l'homme pressé d'y bouter le feu. On pouvait prévoir exactement l'avenir lorsqu'il faisait flamber les églises en Russie, les synagogues en Allemagne, et envoyait son semblable, contre le droit et l'équité, pourrir dans les camps de concentration. Les choses atteignaient la limite où elles crient vengeance au Ciel."
Revenons en arrière. C'est un autre passage du Journal parisien que je citais le 30 septembre 1992, après avoir évoqué Franz Kafka et Pierre Reverdy. Une entrée au 21 février 1943, où le poète français est cité pour la première et sans doute unique fois. Mais avant, il faut situer le contexte : Jünger commence par écrire qu'il a déjeuné à la Tour d'Argent, en compagnie d'un ami, Heller, et d'un peintre nommé Kuhn : "Parlé de l'action exercée par les livres et les tableaux, lors même que personne ne les lit ou ne les voit. "Mais dans les profondeurs, cela s'est accompli." Cette idée est inconcevable à nos contemporains dans la mesure où ils accroissent leurs réseaux de communication et de circulation, c'est-à-dire remplacent les liens spirituels par les rapports techniques."
Ce passage est très significatif de la pensée métaphysique de Jünger, qu'on pourrait facilement taxer d'irrationalisme car après tout sa conception défie le sens commun. Un livre qu'on ne lit pas, un tableau qu'on ne voit pas, comment pourraient-ils exercer une action dans l'univers ? Il faut présupposer une force occulte, et cela me fait songer à cette phrase du Zohar souvent citée par Raymond Abellio, et que rappelle Pacôme Thiellement dans son essai, Les mêmes yeux que Lost (Léo Sheer, 2011): "C'est par l'étude de la Loi que le saint soutient le monde." Et notre essayiste d'émettre le même jugement que Jünger, soixante-huit ans plus tard : "C'est une des idées qui semblent les plus scandaleuses aux représentants du monde moderne."
Jünger qui retrouve Kuhn un peu plus tard au Meurice, où il lui montre quelques-uns de ses tableaux. Il en distingue un qui se nomme "La ville au crépuscule". Et sur le chemin du retour, la conversation roule alors sur le crépuscule, son ambiance et ses effets. "Des individus, explique Jünger, il dégage la Figure, estompe les détails et fait ressortir ce qu'il y a de général dans les êtres, l'homme, la femme, l'humaine nature. Par là, il ressemble à l'artiste qui, pour discerner les Figures, doit héberger, lui aussi, beaucoup d'ombre et de crépuscule." Cette méditation crépusculaire me frappa en 1992 parce qu'elle venait juste après la confrontation des deux textes reverdien et kafkaïen, qui tous les deux se déroulaient précisément au crépuscule : "Un jour d'été, vers le soir, j'arrivai dans un village où je n'étais encore jamais allé." (Kafka) . "Les cloches sonnent au clocher d'un village lointain et je ne sais que faire de mes mains. Avancer malgré le vent et la nuit qui monte lentement." (Reverdy) Et comment sont caractérisés les personnages de ces deux histoires, sinon par une absence de détails qui les rend à une indétermination essentielle. Aucune description des deux narrateurs, on ne saura rien d'eux, de leur physique, de leur provenance, des mobiles de leur voyage, et on n'en apprendra guère plus des gens qu'ils rencontrent. L'advenue de la Figure efface les visages singuliers.
Aristide Maillol, Revue Verve, 1939, La Figure humaine. |
C'est tout de suite après l'évocation du crépuscule que Jünger écrit : "Précisément, ce soir, je feuillette encore un numéro de Verve de 1939 et j'y trouve des extraits d'un auteur qui m'était inconnu, Pierre Reverdy." Je m'interroge sur cet adverbe qui ouvre la phrase : précisément. Car les extraits de Reverdy que donne Jünger ne traitent pas précisément du crépuscule. Mais sans doute veut-il parler de cette ombre et de ce crépuscule que l'artiste, ici Reverdy, héberge en soi, et dont les phrases citées portent témoignage :
"Je suis armé d'une cuirasse qui n'est faite que de défauts."
"Etre ému, c'est respirer avec le coeur."
"Sa flèche est empoisonnée, il l'a plongée dans sa propre blessure."
Jünger fut ému à Hanovre, et de façon durable. Dans le train qui le ramène à Paris, le 20 décembre 1943, il note se souvenir des mélancolies qui l'assaillaient souvent sur le chemin de l'école, cette grande impression, dit-il, d'être à l'abandon. "Je me tourmentais alors de ce qu'il m'adviendrait si ma mère mourait, et d'être si différent de ce qu'on attendait de moi. Et maintenant, quand j'ai traversé ces rues en ruine, le même état d'âme m'est revenu de l'oubli - comme dans ces cauchemars où l'on se souvient aussi des angoisses de jadis."
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