mardi 15 mars 2022

La sombre lisière des grands bois

"En de telles dissensions, plus d'un homme a déjà pu voir où la ruse de la terre prend son origine. J'en avais fait moi aussi l'expérience lorsque, pour rechercher Fortunio disparu, j'avais pénétré sur les territoires de chasse du grand Forestier. Je connaissais depuis ce jour les frontières imposées à l'esprit de témérité et j'évitais de fouler la sombre lisière  des grands bois que le vieux aimait à nommer sa forêt de Teutoburg, en maître qu'il était dans l'art de feindre une droiture pleine d'embûches."

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre

Si le grand Forestier aime à nommer ses grands bois comme sa forêt de Teutoburg, c'est que celle-ci, située en Basse-Saxe, fut le théâtre d'un désastre pour les légions romaines, au mois de septembre de l'an 9 après J.-C. Commandées par le légat d'Auguste, Varus, elles furent défaites par une coalition de tribus germaniques emmenée par Arminius, un officier germanique issu des auxiliaires de Varus. Cette bataille est considérée comme l'une des plus grandes défaites de Rome, et signa en tout cas l'arrêt de son expansion en Germanie. Elle traumatisa l’empereur, si bien que Suétone put écrire : « À ce qu’on raconte enfin, Auguste fut tellement abattu par ce désastre que, plusieurs mois de suite, il ne se coupa plus la barbe ni les cheveux, et qu'il lui arrivait de se frapper de temps en temps la tête contre la porte, avec ce cri : « Quintilius Varus, rends-moi mes légions ! »

Le suicide de Varus à la bataille de Teutoburg

L'espace que décrit le roman de Jünger, Sur les falaises de marbre, est bien plus vaste que la forêt inconnue de Genevoix, mais, comme elle, il n'est pas territoire de fantasy, à l'instar, pour prendre un seul exemple, des terres du Seigneur des Anneaux, de Tolkien. L'ancrage avec l'espace réel se réalise à travers quelques indices, on l'a vu avec la forêt de Teutoburg, mais on peut relever aussi, entre autres, ce "grand soulèvement dans les provinces ibériques" et cette  "lutte contre les Turcs". 

Par commodité, je parle souvent par abréviation des Falaises de marbre, mais la préposition du titre complet a son importance : sur dit bien la position de prééminence de ce lieu élu par le narrateur et son alter ego, frère Othon, pour leurs austères études de botanique dans ce qu'il nomme l'Ermitage aux buissons blancs. On accède au sommet des falaises par un escalier creusé dans le rocher près de la cuisine de Lampusa, en somme la gouvernante de l'Ermitage, et mère aussi de Sylvia avec qui le narrateur eut une histoire d'amour (Sylvia  a disparu, soi-disant partie avec des étrangers, laissant le fruit de leur idylle, le petit Erion, à la garde de sa mère). Ce nom de Lampusa évoque bien sûr irrésistiblement Lampedusa, cette île italienne que l'actualité migratoire a rendu assez tristement célèbre. Ainsi la toponymie du récit balance-t-elle entre noms à consonance méditerranéenne et noms aux résonances plus nordiques.

Vers le Sud s'étend la "vaste" Marina, avec ses îles que les deux moines-soldats nomment en souriant les Hespérides, mais terre de vignes aussi, terres antiques d'abondance et de joie de vivre où, rompant avec leur frugalité habituelle, ils vont festoyer au printemps et à l'automne. Au-delà de la Marina, à l'abri de leur ceinture de glaciers, s'élèvent les libres montagnes d'Alta-Plana où ils trouveront refuge à la fin de l'histoire. Vers le Nord, séparée de la Marina par les falaises de marbre comme par un rempart, s'étend la Campagna, terre d'élevages, de steppes qui évoque la puszta hongroise avec ses "hauts balanciers des puits qui remplissent les abreuvoirs".


Ce pays est bordé d'une frange de marécages, prélude aux domaines du Grand Forestier : "De ses lisières partaient aussi des bocages allongés, en forme de faucilles, qui s'avançaient sur les prairies et que dans le peuple on appelait les cornes." C'est dans une de ces curiosités du paysage que la fable va connaître un de ces points de rupture. Un matin où le brouillard a débordé jusqu'aux falaises de marbre, les deux compagnons se mettent en quête du sylvain rouge, une fleur qui, si l'on en croit le narrateur, surnommée rubra par le grand Linné lui-même, croît isolément dans les forêts et les fourrés. Or cette fleur, le sylvain rouge, n'existe pas : Jünger aime à mêler le fictif au réel et pour mieux donner le change il n'hésite pas à abonder dans le détail : "Comme cette plante aime les endroits où les taillis sont moins épais, frère Othon pensait qu'il nous fallait de préférence la chercher près du Rouissage. Les bergers nommaient ainsi une coupe anciennement faite et qui devait se trouver à l'endroit où la faucille de la corne Filler débouche de la lisière." Les deux hommes se mettent en route après avoir salué le vieux Belovar, patriarche de l'un des rares domaines de la Campagna encore épargnés par les incursions des brigands du grand Forestier. La brume se fait alors si dense qu'ils en perdent leur chemin, qu'ils ne retrouvent que grâce à une autre plante, bien réelle celle-ci, la drosera, une plante insectivore qui aime les sols humides, pauvres et acides : "(...) nous suivions, comme on suit le bord d'un tapis, le dessin de ses feuilles vertes et luisantes, semées d'un duvet rouge. Nous atteignîmes ainsi les trois grands peupliers qui, par temps clair, marquaient l'extrémité de la corne aux Tanneurs, comme avec trois lances tournées vers le ciel."

Drosera, manuscrit de Voynich,(xive ou xve siècle)19, folio 56r.

La description du trajet se fait extrêmement précise : "Partant de ce point, nous arrivâmes, en nous guidant le long de la courbe de la faucille, sur la lisière de la forêt, où nous pénétrâmes, dans la corne Filler à l'endroit où elle est le plus large. Nous étant frayé un chemin à travers une épaisse bordure de prunelliers et de cornouillers, nous entrâmes sous la haute futaie, dans les profondeurs de laquelle jamais un coup de hache n'avait retenti. Les vieux fûts, qui faisaient l'orgueil du grand Forestier, se dressaient luisants d'humidité, pareils à des colonnes dont le brouillard eût dérobé les chapiteaux."

Je ne peux pas ne pas songer à l'incipit de La Dernière Harde : "Les arbres, dans le clair d'étoiles, jaillissaient droit vers le ciel. On ne voyait pas leur ramure, rien que leurs fûts d'une blancheur de pierre. Ils portaient tous du même côté une petite frange lumineuse, un fil ruisselant de clarté bleue qui paraissait ne pas les toucher." Incipit qui est comme redoublé par l'incipit de la troisième et dernière partie : "C'était la même futaie de hêtres, les mêmes grands arbres dans le clair d'étoiles, pareils à des colonnes de pierre." Mais il y a aussi une grande différence : la brume là, ici le clair d'étoiles. Qui annoncent deux spectacles antipodiques, ici la beauté inquiète de la harde, là l'horreur indicible.

Mais, dans les deux récits, s'exprime le rôle fondamental de cet espace de transition entre un monde et un autre, entre les prairies et la forêt : la lisière. Les cornes de Jünger en sont comme les avant-postes, des lisières de lisières si l'on veut. Chez Genevoix, en cette troisième partie, la mort viendra de cette lisière. C'est Grenou qui en est le perfide héraut : "Ecoutez-le, dit-il à La Futaie. Il a bramé encore une fois. Il est toujours à la lisière, sur le tertre, peut-être dans le champ de blé noir. Où sera-t-il la nuit prochaine ? Que de tourment !"

C'est lors de la lente avancée dans la forêt, au moment où frère Othon crie au narrateur que la clairière est toute proche, que le sylvain rouge lui apparaît dans la pénombre. Il veut faire partager sa joie de la découverte, lorsqu'un gémissement de son ami le remplit d'effroi. Une ancienne grange se dresse grande ouverte sur la clairière du Rouissage* :

"Au-dessus de l'entrée béante et sombre, un crâne était cloué dans le triangle du pignon . il découvrait ses dents et dans la lumière son ricanement livide semblait convier à passer le seuil. Comme une chaîne aboutit au joyau, une étroite frise ornant le pignon se refermait sur lui, qui semblait comme formée d'araignées brunes. Mais nous devinâmes vite que c'étaient là des mains humaines fixées à la paroi. La chose était si nette que nous distinguions la petite cheville passée à travers la paume de chacune d'elles.

Contre les arbres aussi, qui bordaient la clairière, les têtes de mort blanchissaient, dont plus d’une, ses orbites déjà pleines de mousse, semblait sous observer avec un noir sourire. Tout était silencieux, hormis la folle danse du coucou promenant son chant autour de ce lieu où blanchissaient les crânes. J’entendis frère Othon murmurer, comme à demi plongé dans un rêve: ‘oui, c’est Köppels-Bleek.’

L’intérieur de la grange n’était presque qu’obscurité, et nous ne pouvions apercevoir, tour près de l’entrée, qu’une table d’équarrisseur sur laquelle une peau était étalée. Par derrière, se détachaient encore sur le fond de ténèbres des masses pâles et comme spongieuses. Nous voyions voler vers elle dans la grange des essaims de mouches gris d’acier ou couleur d’or comme en un rucher. Puis l’ombre d’un grand oiseau tomba sur la clairière. C’était celle d’un vautour qui, écartant ses ailes hérissées, s’abattait sur le champ de cardères. Ce ne fut que lorsque nous le vîmes fouiller lentement la terre remuée, enfonçant son bec jusqu’au cou rougeâtre, que nous reconnûmes qu’il y avait là un petit personnage en train de travailler avec une pioche, et que l’oiseau accompagnait son travail comme le corbeau suit la charrue. 

Le petit personnage posa là sa pioche et, sifflant un refrain, se dirgea vers la grange. Il était vêtu d’un justaucorps gris, et nous le vîmes qui se frottait les mains, comme après une bonne besogne. Lorsqu’il fut dans la grange, nous entendîmes frapper et racler sur la table d’équarrissage, et le refrain siffloté sans cesse accompagnait ces bruits avec sa funèbre gaieté. Puis nous entendîmes, comme s’il voulait l’accompagner, le vent s’agiter dans la futaie, éveillant le cliquetis des crânes blanchis qui heurtaient ensemble les arbres. Et dans son souffle se mêlaient aussi le choc des crochets et le froissement des mains desséchées contre le mur du hangar. Ce bruit d’os et de bois heurté faisait songer à quelque jeu de marionnettes dans le royaume des morts. En même temps arrivait dans le vent un souffle de décomposition pénétrant, pesant et douceâtre, qui nous fit frissonner jusqu’à la moelle. Nous sentîmes alors au fond de notre être sur la plus grave, la plus profonde corde répondre la mélodie de la vie." (C'est moi qui souligne)

Cette vision d'épouvante préfigure tous les charniers à venir, l'extermination des Juifs d'Europe, les camps de la mort, même si, dans la vision de Jünger, les choses n'étaient pas aussi caractérisées. "Toutes les données politiques sont éphémères, confie-t-il à Julien Hervier à l'occasion de son 95ème anniversaire, mais ce qui se dissimule derrière de démoniaque, de titanique, de mythique, cela reste constant et garde une valeur immuable : les Falaises conservent aujourd'hui tout leur sens, dans d'autres régions que celles où nous vivons." En ce sens, le grand Forestier pourrait bien être Poutine, qui n'hésite pas à lancer les mercenaires syriens ou la horde noire du dictateur tchétchène Kadyrov sur la Campagna ukrainienne, en attendant peut-être la Marina européenne.

On n'a pas accordé à son époque une semblable valeur prémonitoire à La Dernière Harde, qui ne se déroule pas, on l'a vu, loin de là, dans le même espace géopolitique. Mais a-t-on porté une juste attention à ce final où le Cerf rouge vient se suicider sur la dague de La Futaie, comme Varus se jetant sur son épée dans la déroute de Teutoburg ? Après deux jours de traque, où le Cerf s'est porté aux limites de la forêt, a passé la rivière des Alleux, aurait pu continuer de fuir vers la plaine, soudain il choisit, de façon surprenante, de revenir aux Orfosses, de revenir à l'origine. Et, retournant dans la forêt, le Rouge parvient à donner le change, au sens premier de la vénerie, en détournant la meute vers le jeune Daguet-Fourchu. La Futaie n'est plus que tout seul à la poursuite du grand cerf, seul avec son fidèle chien Tapageaut, qui file la trace, dans le clair d'étoiles lui aussi revenu. Le Rouge sort de la forêt, descend vers un étang qui luit sous la lune. Un toit de tuiles, la masse sombre et carrée d'un parc, le Rouge est revenu à la maison des piqueux, vers l'enclos où il avait été pendant des mois tenu prisonnier. Et La Futaie sent alors sa poitrine se serrer : "Il ne sait quelle blessure vient de l'atteindre au vif de l'être, une molle blessure qui ne fait point souffrir, une plaie doucement béante par où sa force coule et s'en va." Et le paragraphe qui suit est saisissant, en offrant un reflet maléfique à la cabane d'équarrissage de Köppels-Bleek :

"Pourquoi ? Pourquoi ? Il l'a voulu, le grand cerf rouge, le gracieux daguet d'autrefois. Il a traversé toute la plaine, il a trouvé encore ce courage, assez de souffle encore dans ses poumons pantelants depuis l'aube, ce sursaut de vigueur dans ses jambes qui ont couru. Et il est là, debout, près de la maison de l'Homme. Le clair de lune ruisselle sur le pignon. Sous l'arête débordante du toit, des chose sombres pendues à des clous alignent sur le crépi d'étranges guirlandes dures et velues. Le crépi sous la lune est d'une blancheur un peu phosphorescente ;  les choses qui pendent se voient comme en plein jour, on distingue très bien ce qu'elles sont : des pieds de bêtes, de bêtes noires, de bêtes douces ; des pieds de bêtes qu'une lame a tranchés, et qui sont pendues là, par centaines, sur le pignon de la maison." (C'est moi qui souligne)


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* Le 28 février 1942, Ernst Jünger note dans son Journal avoir reçu une lettre d'Henri Thomas, au sujet de la traduction de quelques noms de lieu et de personnes qui ont, dans Les Falaises de marbre, une résonance secrète, un sens caché : "Par exemple "Fillerhorn", qui se rattache au verbe tombé en désuétude "Fillen" pour "schinden"(équarrir). Il a traduit par "Corne aux Tanneurs" ; il estime que cette corporation est l'une des plus anciennes, et que son nom évoque, votre quelque chose de mal famé, une atmosphère sombre et médiévale. "Köppelsbleek" ou mieux "Köppelesbleek" est une colline où blanchissent des crânes - il a choisi le mot "Rouissage". J'ai employé ici un toponyme de Goslar, dont on déjà fait, en Allemagne, Göbbelsbleek."

Curieusement, dans la traduction dont je dispose, on trouve à la fois "Corne Filler" et "Corne des Tanneurs", si bien que je pensais qu'il s'agissait de deux lieux distincts.

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