mercredi 8 septembre 2021

MoMo BasTa et le mur invisible

Le Doc m'avait prévenu : au salon Livres en fête de Mers-sur-Indre devait se tenir vendredi 27 août à 21 h la rencontre-lecture MoMo BasTa de et par Frédérique Germanaud. Mais je ne pus venir ce soir-là, et c'est seulement le lendemain que j'arpentai le salon, qui n'existe encore (22ème édition, tout de même) que par l'opiniâtreté de Claire et François Poulain, aidés par quelques bénévoles. Comme d'habitude, la poésie était à l'honneur, avec plusieurs petits éditeurs venus parfois de loin. A ce qu'on m'a dit, la soirée de la veille avait été riche d'émotions, mais je n'eus pas plus de détails. 

Parmi les éditeurs, il y avait le Dernier Télégramme, basé à Limoges, qui proposait un livre qui résonnait bellement avec ma semaine passée en Dordogne : Manifeste Magdalénien, de Serge Pey. M'est avis qu'on en reparlera bientôt.


Le Doc arriva un peu plus tard, et c'est en sa compagnie que je fis plus ample connaissance de Frédérique Germanaud, l'auteure de la biographie de MoMo BasTa. Biographie est un mot qui ne convient pas, l'éditeur parle, ce qui est plus juste, de "récit-journal de sa rencontre avec le fascinant MoMo BasTa, grand brûlé dans son enfance, "lapin écorché" devenu artiste performeur évoluant notamment au sein de squats et collectifs d'artistes, tel que l'Art-Cloche." MoMo BasTa est un ami du Doc (qui émarge d'ailleurs aux remerciements pour avoir, je cite, "apporté de précieuses indications historiques sur la lettre d’Étienne Villermet"). Étienne Villermet c'est le père de MoMo, alias Maurice Villermet, Nom et prénom que j'ignorais. Je n'avais jamais eu la curiosité d'en savoir plus sur MoMo BasTa, dont j'avais vu pourtant plusieurs performances lors des Rencontres des Arts organisés en juillet, toujours à Mers-sur-Indre, par Claire et François. Et je dois à la vérité de dire que je ressentais plutôt du malaise à suivre ces spectacles, où le trash revendiqué semblait exorciser une grande souffrance. 

La souffrance, comment y échapper quand vous êtes défiguré à dix ans à la suite d'un accident domestique. Seize novembre 1950. Une bassine d'alcool bouillant. Le père et le fils, Étienne et Maurice, transportés à l'hôpital dans une Juvaquatre fourgonnette, sur des sacs à patates. Six jours plus tard, le Père lâche prise. Maurice n'apprendra sa mort que deux ans plus tard. 

Mais la souffrance, c'est aussi celle de Frédérique l'écrivaine :"Momo déterre de vieilles douleurs, du temps où je ne savais que faire de ma peau. Ravive le souvenir de mon presque enfant avorté incinéré parmi des tonnes de déchets et que je charge des névralgies qui me torpillent le crâne."

J'en suis à peu près à la moitié de la lecture de ce livre âpre et bouleversant, lorsque je propose à ma compagne de regarder Le Mur invisible, un film autrichien que m'a recommandé Nunki Bartt, toujours visible sur arte.tv. Elle accepte, et c'est une autre souffrance que l'on va suivre pendant cent huit minutes, celle d'une femme (admirablement interprétée par Martina Gedeck) se retrouvant seule dans un chalet des Alpes autrichiennes, coupée du monde par un mur invisible, infranchissable, devant survivre dans la forêt avec pour seuls compagnons le chien Lynx, une vache et un chat. Adaptation du roman homonyme de l'Autrichienne Marlen Haushofer (1920 -1970), publié en 1963 (que Nunki a voulu absolument lire après avoir vu le film), ce film propose une méditation saisissante sur le rapport au monde, au vivant, entre cruauté et ravissement, dans la ronde troublée des saisons. Pas de message simpliste, d'ode écologique doucereuse (malgré la beauté des images de la montagne), non, plus de questions que de réponses à l'issue de ce film, et c'est plutôt bon signe pour une œuvre (qu'une voix off un peu moins présente et redondante aurait encore bonifié).


C'est encore tout imprégné de l'atmosphère tendue du film que je reviens à ma lecture du récit de Frédérique Germanaud. Or, immédiatement, je suis sidéré par les échos qui en émanent : "Plus loin dans le temps, plus profondément enfouie, une insupportable solitude, une solitude racinaire, et le mésamour."(p. 70) Une solitude racinaire, l'expression est belle, et c'est celle-là même que vit la femme du film qui écrit son journal pour ne pas perdre la raison. Autre résonance donc avec FG.

Il y a aussi autre chose : étrangement, c'est en Autriche que fuit la famille Villermet en 1945, fuite en vélo, pour échapper aux dénonciations (Étienne aurait collaboré avec les Allemands à Beaugency où il tenait un magasin d'horlogerie). Après le vélo, c'est le train pour Kritzendorf, une petite ville située à trente kilomètres de Vienne (Vienne où meurt Marlen Haushofer en 1970, d'un cancer des os, à l'âge de 49 ans). "La Riviera du Danube. Un petit paradis accueillant des victimes de l'épuration post-occupation nazie." Fuite ratée, avancée des Russes, retour en France, condamnation du père par la cour de justice d'Orléans, déménagement en 1947 à Enghien-les-Bains.

Il y a encore autre chose : sur l'affiche, Martina Gedeck n'est pas seule, à son côté le chien Lynx la regarde affectueusement. Un des grands thèmes du film c'est cette amitié entre la femme et l'animal, ce chien qui à l'origine n'est pas le sien, mais celui de ses amis partis au village et qu'elle n'a plus revus. Le lien intense entre Lynx et elle s'est tissé petit à petit au fil des jours. Et l'on apprendra par le récit en voix off, avant de savoir exactement les circonstances, que Lynx un jour est mort, rendant la solitude encore plus douloureuse.


Or, page 85, je lis : "Le chien de Momo vient de mourir. Une photographie le montre assis face à la mer, à la pointe du Raz. Momo m'écrit que nos entretiens le distraient de sa tristesse, qu'il y pense beaucoup." Page 87 : "Bientôt trois mois que je déroule ma pelote et il me faut déjà user du passé : le chien de Momo s'appelait Molto. Entré le 14 avril dans notre vie commune, il en sort le 17 juin. C'est cela aussi écrire sur le vivant et composer avec le réel. C'est accepter l'imprévu. Sûr que je n'aurais pas fait mourir le chien de Maurice dans une fiction. J'aime trop ces bêtes et pas les ressorts sentimentaux."Et page 88 encore : "Momo me redit le chagrin qu'il éprouve après la disparition de son chien."

Un passage juste au-dessus de cette dernière phrase retient mon attention :"Un an plus tard, direction la banlieue ouest de Londres pour une nouvelle tentative. Le chirurgien qui avait réparé des pilotes de la RAF, Sir Archibald McIndoe*, lui refait des paupières, un nez, une bouche, des lèvres. Enfin un visage. Le magicien meurt d'un infarctus en avril 1960, avant d'avoir terminé le boulot. Mais Maurice est maintenant présentable."

Sir Archibald McIndoe (1900-1960)

Un peu plus tard, j'ai découvert que Molto apparaissait pour la première fois dans le récit à la page 42, et il était déjà question de visage :

"Le chien de Maurice s'appelle Molto. Antonin Artaud se surnommait aussi Mômo. Artaud le Mômo. L'angoisse, la douleur, la folie. "Il y a dans le feu de la vie, dans l'appétit de vie, dans l'impulsion irraisonnée de vie, une espèce de méchanceté initiale : le désir d'Eros est une cruauté puisqu'il brûle des contingences ; la mort est cruauté." Et ceci encore : "Le visage humain n'a pas encore trouvé sa face et c'est au peintre à la lui donner."

J'ai retrouvé le contexte de cette citation : un texte d'Artaud de juillet 1947, Le visage humain, qui a été publié avec le catalogue de l'exposition de ses œuvres graphiques (à la même date), puis cité et commenté par Jacques Derrida (ALM pp60-61) :

"Le visage humain est une force vide, un champ de mort. / La vieille revendication révolutionnaire d'une forme qui n'a jamais correspondu à son corps, qui partait pour être autre chose que son corps. / C'est ainsi qu'il est absurde de reprocher d'être académique à un peintre qui à l'heure qu'il est s'obstine encore à reproduire les traits du visage humain tels qu'ils sont; car tels qu'ils sont ils n'ont pas encore trouvé la forme qu'ils indiquent et désignent; et font plus que d'esquisser, mais du matin au soir, et au milieu de dix mille rêves, pilonnent comme dans le creuset d'une palpitation passionnelle jamais lassée. / Ce qui veut dire que le visage humain n'a pas encore trouvé sa face / et que c'est au peinture à la lui donner. / Mais ce qui veut dire que la face humaine telle qu'elle est se cherche encore avec deux yeux, un nez, une bouche, / et les deux cavités auriculaires qui répondent aux trous des orbites comme les quatre ouvertures du caveau de la prochaine mort. / Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage / dont c'est au peintre justement à le sauver / en lui rendant ses propres traits" (in Antonin Artaud, Œuvres, p.1534).



"Selon Paule Thévenin, Antonin Artaud a dit de ce dessin probablement exécuté à Rodez qu'il représentait un visage vu dans un rêve - ce qui semble confirmé par le texte reproduit ci-contre. Les prénoms de ses six filles de coeur à naître sont disposés en haut et en bas : Yvonne, Anie, Catherine, Cécile, Elah, Ana. Le long du bord droit, une série d'éléments glossolaliques : or / paru / or / paru / petolo / or / papa / rulu / Ir / pera / ir / perti / cili / cur / pito / o / ta / fiole / ira.

Le titre "La tête bleue" a été donné par Antonin Artaud en vue de l'exposition à la Galerie Pierre."

_________________

* "Originaire de la Nouvelle-Zélande, McIndoe avait rejoint très jeune la clinique Mayo aux Etats-Unis. Il y pratiqua longtemps la chirurgie générale et revint s'initier à la chirurgie plastique et réparatrice peu avant la dernière guerre, sous la direction d'un autre Néo-Zélandais illustre : Sir Harold Gillies.

Lorsque éclata la guerre de 1940 McIndoe prit la direction du fameux centre hospitalier de la Royal Air Force, situé à East-Grinstead. C'est là qu'il donna pendant quatre ans le meilleur de lui-même et accomplit sur les aviateurs brûlés ou défigurés des opérations qui lui valurent à la fois une célébrité mondiale et le titre de noblesse que lui conféra le roi en 1945.

De très nombreux chirurgiens français et étrangers ont été initiés par McIndoe à la chirurgie plastique et réparatrice, dont East-Grinstead reste l'un des centres les plus importants du monde." (Le Monde, 14 avril 1960)

 

 

2 commentaires:

Miel 49 a dit…

Bonjour, Je découvre seulement maintenant cet article, si riche, et qui me touche beaucoup. Merci !
Frédérique

Patrick Bléron a dit…

Bonsoir Frédérique, ravi de votre passage ici. J'ai beaucoup aimé votre livre, votre sensibilité et votre courage dans l'approche d'un artiste aussi singulier que Momo Basta. En vous souhaitant une belle fin d'année en terre angevine ou ailleurs.