lundi 13 septembre 2021

Le collisionneur

"Un accélérateur propulse des particules chargées, comme des protons ou des électrons, à des vitesses très élevées, proches de celle de la lumière. Elles sont ensuite projetées sur une cible ou contre d’autres particules, circulant en sens inverse. Ces collisions permettent aux physiciennes et physiciens de sonder l’infiniment petit. [...] Le Grand collisionneur de hadrons LHC, l’accélérateur le plus puissant au monde, propulse ainsi des particules communes, comme des protons qui forment la matière que nous connaissons. Accélérés à une vitesse proche de la lumière, ils percutent d’autres protons. Ces collisions génèrent des particules massives, comme le boson de Higgs ou le quark top. La mesure de leurs propriétés permet de comprendre la matière et les origines de l’Univers. " Site du CERN

En un certain sens, je ne suis rien d'autre qu'un collisionneur. Le dernier article en témoigne. Je prends deux phénomènes du monde, en l'occurrence un livre et un film qui n'ont a priori rien à voir, et j'établis le bilan de leur rencontre. Notez bien que quand je dis "je prends", je devrais ajouter "ce qui m'arrive", "ce que l'on me propose". Le film et le livre me sont donnés par les amis de la team Baxter, Doc et Bartt, je ne fais rien d'autre que de les mettre en contact. 


Dans le film, il y a une vraie collision : l'héroïne tente de traverser le mur invisible en fonçant dessus avec la voiture rouge de ses amis. En vain.

La différence (et bien sûr elle n'est pas la seule) c'est que je ne travaille pas dans l'infiniment petit. Les intrications que je découvre sont toutes situées dans notre univers macroscopique. L'intrication quantique - cet étrange phénomène où deux particules éloignées dans l'espace sont liées comme si elles formaient un seul système, à tel point que modifier l'état de l'une modifie instantanément l'état de l'autre -, n'est observable qu'au niveau microscopique. Sauf que, très récemment, des chercheurs ont réussi à faire entrer en parfaite intrication deux membranes d'une dizaine de micromètres*. Et des objets de plus en plus gros seront sans doute intriqués dans les prochaines années (je ne me fais pour autant aucune illusion : l'intrication que je ne cesse d'explorer restera sans doute très longtemps, et peut-être pour toujours, en dehors de l'investigation à proprement parler scientifique).

L'attracteur étrange formé par ces collisions (ou bien faut-il penser que les collisions sont l’œuvre de l'attracteur étrange ?) ne s'est pas évanoui en même temps qu'elles avaient lieu. Après un orage, il y a souvent un ciel dit de traîne. C'est ce que j'observai avec MoMo BasTa et le Mur invisible, où le thème du chien connut quelques rebondissements notables. Le lendemain du visionnage du film, le 1er septembre, je lus la lettre quotidienne de Philosophie Magazine, où le rédacteur du jour, Martin Legros, racontait son déménagement pendant les vacances, et l'arrivée au foyer d'un jeune chien, Flat-Coated  Retriever, nommé Sogno (rêve ou songe en italien) : " (...) j’ai fait ou plutôt refait l’expérience, grâce à la fréquentation quotidienne de Sogno, d’une disposition que j’avais déjà éprouvée, enfant, avec mon premier chien – un élargissement de ma sensibilité et de mon attention. Un “devenir-chien”, aurait pu dire Gilles Deleuze, une “déterritorialisation” et une “reterritorialisation” qui nous fait sortir momentanément de nos repères et de nos habitudes pour adopter le point de vue et les sensations de l’animal."Ce qui l'entraîne ensuite dans l'évocation des philosophes cyniques :

"Les philosophes cyniques, dont le nom est formé sur la même racine grecque que celui du chien, voyaient dans le “devenir-chien” un accès à la sagesse. Comme le dit l’un d’entre eux, Cratès de Thèbes (365-285 av. J.-C.), qui faisait l’amour en public avec sa femme Hipparchie : Faire le chien, c’est prendre un raccourci pour philosopher”. Mais les cyniques concevaient le “devenir-chien” comme le moyen de se dépouiller des ornements de la civilisation afin de se concentrer sur ce qui est naturel : l’absence de honte et de pudeur, la fidélité et la vigilance, la discrimination naturelle entre les amis et les ennemis, etc. Avec Sogno, dont l’affection est totalement indiscriminée, comme je m’en aperçois en promenade chaque fois qu’il couvre de léchouilles le premier passant venu, c’est une sagesse différente dont il s’agit, moins morale que physique : une vigilance nouvelle aux sensations."

Mais c'est dans un autre long métrage, vu le lendemain, que je découvris un autre chien à l'image. A la fin du magnifique film de Ryusuke Hamaguchi, Drive My Car, Misuki, la jeune fille presque mutique qui officiait comme chauffeur auprès de Yusuke, le metteur en scène qui venait monter Oncle Vania de Tchekhov au théâtre d'Hiroshima, Misuki, donc, au volant de la Saab rouge de Yusuke (on comprend qu'il lui a donnée), fait des courses et retrouve un chien à l'arrière de la voiture (jamais vu jusque-là, ce chien témoigne qu'elle est sortie de l'immense solitude). 


Un autre chien était visible dans le film, dans une de ses plus belles séquences, où le metteur en scène était invité à dîner par l'un des organisateurs du festival, et découvrait à cette occasion que l'actrice qu'il avait engagée, une Coréenne s'exprimant avec la langue des signes de son pays, n'était autre que la propre femme de cet organisateur. Dans cette maison qui rayonnait de l'amour de deux êtres, en contraste avec la solitude douloureuse de Yusuke et de Misuki, un chien, présence douce dans un des fauteuils du salon, incarnait déjà une sorte de promesse d'une paix retrouvée.**

Enfin, ce même 3 septembre où je notai ces filiations de film à film, je consignai en même temps la fin de la lecture du nouvel opus de Stéphane Lambert, consacré à Paul Klee, Paul Klee jusqu'au fond de l'avenir. Un titre emprunté à Maurice Merleau-Ponty : "La première des peintures allait jusqu'au fond de l'avenir". Mais c'est un livre antérieur qui resurgit soudain dans ma mémoire, Visions de Goya, L'éclat dans le désastre, évoqué ici en 2020.


Sur la couverture, cet étrange tableau de Goya, Le chien, conservé au musée du Prado, à Madrid. Il mérite bien une vue plus large.

Goya, Perro semihundido (Wikipedia)



Cette œuvre, qui fait partie des « peintures noires », a été réalisée entre 1819 et 1823 directement sur les murs de la maison de l'artiste, la "maison du sourd,"la Quinta del Sordo.

Recherchant sur Wikipedia une image correcte, j'apprends en passant qu'Antonio Tabucchi a consacré à ce chien de Goya une de ses œuvres, ainsi que le relève Maryline Maigron dans une étude pour la revue Italies : "Dans le récit Sogno di Francisco Goya y Lucientes, pittore e visionario, Tabucchi explicite sa perception du tableau. Pour lui, le petit chien de Goya est une allégorie du désespoir – « sono la bestia della disperazione », dit-il à son créateur – et la souffrance est exprimée par le peintre à travers son enfouissement dans le sable. Or, si nous observons le tableau de Goya, nous constatons que nous ne voyons que la tête du petit chien, le reste de son corps étant caché à notre regard."

Sogno, soit dit en passant, le nom du chien de Martin Legros.

 

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* Voir aussi l'article de Mathilde Fontez dans le premier numéro d'Epsiloon, le nouveau magazine scientifique créé par la quasi-totalité des anciens de la rédaction de Science & Vie, qui avaient démissionné en mars, étant en désaccord avec la ligne éditoriale du nouveau propriétaire du titre, Reworld Media.

 ** Le thème du film, la rencontre de deux personnes marquées l'une et l'autre par un deuil chargé de culpabilité, n'est pas unique dans le cinéma nippon. En témoigne pour le moins La Forêt de Mogari, de Naomi Kawase, sorti en 2007. Là aussi un homme plus âgé fait face à une jeune femme, tandis qu'une errance en forêt remplace le road movie avec la Saab 900 rouge.

 
Je dois la découverte de ce film (vu seulement hier) à Jean Mottet, dont j'ai acheté le livre Pour l'arbre et pour l'oiseau à Montignac, pendant notre séjour d'une semaine en Dordogne. Un homme et un livre dont je reparlerai.



1 commentaire:

blogruz a dit…

Jadis, Carlotta avait une rubrique Collisions sur son site Tabacaria 19, aujourd'hui disparu. J'y avais un peu participé.
Carlotta, alias Charlotte Bayard-Noé, est aujourd'hui éditrice, elle est sur FB.