mercredi 10 juin 2020

Goya sous le gris du ciel

«Les gestes se transmettent, les gestes survivent malgré nous et malgré tout. […] Les résistants espagnols à l’occupation française, en 1808, levaient les bras – notamment dans les images des Désastres de Goya –, comme en 1924 se sont levés les bras des ouvriers dans La Grève d’Eisenstein. Et comme devaient se lever les bras des Black Panthers à Chicago en 1969. Ou comme se sont levés, en 1989, les bras des Roumains lorsqu’ils ont compris leur victoire sur la dictature de Nicolae Ceaușescu, ainsi qu’on peut le voir dans les Vidéogrammes d’une révolution de Harun Farocki. Exemples multipliables à l’infini: à chaque minute qui passe, j’imagine, il y a quelque part mille bras qui se lèvent dans une rue, une usine en grève ou une cour d’école.»
 Georges Didi-Huberman (dir.), «Par les désirs (Fragments sur ce qui nous soulève)», in  Soulèvements, Paris, Jeu de Paume / Gallimard, 2016, p. 302.

L'évocation du photographe français Gilles Caron, à travers le magnifique documentaire de Mariana Otero, Histoire d'un regard, m'avait conduit à cette exposition qui avait eu lieu du 18 octobre 2016 au 15 janvier 2017 au Musée du Jeu de Paume, Soulèvements, dont le commissaire était le philosophe et historien d'art Georges Didi-Huberman. Dans un entretien avec Joseph Confavreux, pour Mediapart, il avait signifié, sans y insister, l'importance de Goya. Dont l'une des gravures était l'une des images fortes de l'exposition, bien en correspondance avec son titre. 


Los Caprichos, 1799, Francisco de GOYA
Eau-forte, aquatinte et burin, 2e édition de 1855.
Collection Sylvie et Georges Helft. Photo : Jean de Calan

Ceci me rappela qu'un livre m'attendait, acheté le 19 octobre 2019, et laissé jusqu'ici en jachère, un court volume d'une centaine de pages, mais la brièveté est parfois gage d'intensité, et je ne doutais pas qu'il en fût ainsi car j'avais déjà lu plusieurs écrits de l'auteur, Stéphane Lambert, que j'avais eu l'heur de citer ici même à propos de Nicolas de Staël, dont le vertige et la foi - qui formait le sous-titre de la biographie qu'il lui avait consacrée -  se retrouvaient comme par hasard dans le préambule (Portrait de l'écrivain en amateur de peinture) :  "Il n'est pas étonnant que les vies d'artistes aient pris tant de place dans mes livres. En même temps que je me reconnaissais en eux, ce qu'ils avaient accompli me donnait le courage d'exister. [...] Suivre ce chemin à l'écart où se recentrer sur l'essentiel était le seul moyen pour eux de se rapprocher d'un état tenable. Humanités œuvrant sans cesse pour ne pas se décomposer. Existence d'équilibristes tentant de se maintenir dans un fragile balancement entre vertige et foi." (p. 13) Dès lors, je plongeai sans retard dans ces pages volcaniques.



En allant chercher la couverture du livre sur le net pour l'afficher ici, j'ai la bonne surprise de découvrir qu'il a reçu le prix André Malraux 2019 : "De par sa réflexion originale sur Goya, Stéphane Lambert nous transporte à travers une œuvre professant la vitalité inébranlable de la création face à la menace du chaos. Par ses différents parallèles, cette réflexion singulière fait écho à Saturne. Le destin, l’art et Goya, d’André Malraux. »
Rien ne peut être plus cohérent pour moi, car c'est précisément ce livre de Malraux, qui lui aussi était en jachère dans ma bibliothèque depuis que je l'avais chiné dans une brocante (et je suppose là encore qu'il devait s'agir de la mythique Brocante des Marins), que j'ai lu avec ferveur à peine avais-je terminé Visions de Goya.



Sans attendre celle-ci, une autre coïncidence m'avait en quelque sorte confirmé que j'étais sur la bonne piste : alors que j'étais depuis le 23 mai dans la lecture de l'essai malrucien, je continuai en même temps les Chroniques de l'homme d'avant de Philippe Lançon, que je parcourais à raison de deux ou trois par jour, pas plus, or, le 26 mai, j'abordai Le gris du ciel, une chronique du 16 novembre 2005, qui commence ainsi : "La banlieue semble n'exister que pour effrayer ceux qui n'y vivent pas, et soudain s'ouvre sur : "Du vilain divan de béton périphérique jaillissent les monstres de Goya, des sortes de Caprices sociaux. Les Caprices sont des estampes qui représentent des rêves, des hallucinations, des satires. Ils sont mis en vente en 1799 dans une rue de Madrid assez bien nommée, la rue de la Désillusion. Le recueil se trouvait dans la vitrine d'un marchand de parfums et de liqueurs. L'eau-de-vie, pour une fois, était une eau-forte."

Que Philippe Lançon soit dans cette boucle goyesque n'est pas tout à fait une surprise : j'avais en mai 2018 dans La bête dans la jungle signalé la haute teneur synchronistique du livre qui l'a révélé au grand public, Le Lambeau :  "Cinq ans plus tard, il livre donc ce récit de cinq cents pages d'une prodigieuse densité, où la souffrance irradie comme une centrale nucléaire tout en étant constamment sublimée par le stoïcisme de l'auteur, qui ne cache rien des épreuves et des misères mais  ne s'apitoie jamais sur lui-même. Le fait est que dès les premières pages des résonances se firent percevoir avec des événements de vie personnelle ainsi qu'avec les autres oeuvres que je parcourais patiemment et méthodiquement, à savoir, pour l'essentiel, Moby Dick, la série Lost  et une étude sur l'art pariétal préhistorique de l'anthropologue Alain Testart. Tout ceci composant une sorte de constellation symbolique intensément intriquée, dont il me faudra bien des jours pour rendre compte."
De fait, je n'ai pas du tout rendu compte de cette constellation symbolique que j'annonçais à ce moment-là, mobilisé que j'étais sur d'autres fronts (mais je ne désespère pas d'y revenir un de ces jours).
Pour enfoncer le clou, je dois mentionner qu'une recherche googlisante sur Malraux et Goya m'a conduit vers un article de Philosophie magazine de mai 2008, André Malraux / Francisco Goya. Au cœur du désastre (réservé hélas aux abonnés). Or, en regard de l'article, le livre du jour n'était autre que Le Lambeau.


 
El tres de mayo de 1808, 1814, musée du Prado



Je manque maintenant complètement d'innocence par rapport au mot vertige, aussi n'en ferais-je pas état en l'occurrence. Qu'on me permette néanmoins de signaler que Stéphane Lambert (qui en fit donc matière d'un livre sur Nicolas de Staël) en use encore à plusieurs reprises dans cet opus sur Goya, ce que je n'ai pas manqué de relever dans Fixer-les-vertiges. Celui qui m'intéresse particulièrement se loge page 44 :
"On en revient à l'image brouillée de Goya aux côtés du docteur Arrietta, l'une des images les plus fascinantes de l'histoire de la peinture. Son délire ne naît-il pas, plutôt que d'une maladie, de la volonté de se substituer à l'autre dans le rôle de témoin de soi-même ? Dédoublement vertigineux, car plus il se penche sur son image, plus celle-ci se brouille, s'éloigne de lui, échappe à son entendement, car, se répète le peintre, je suis cette illusion impossible à atteindre, cette figure s'enlisant dans la mort."
Goya atendido por el doctor Arrieta, Goya, 1820, Minneapolis Institute of Art
Goya, gravement malade à la fin de l'année 1819, a rendu ainsi hommage à son ami, le docteur Arrietta, qui l'aurait sauvé in extremis : il lui dédie, écrit  Julián Gállego, "comme une sorte d'ex-voto, l'admirable tableau de Minneapolis, où il se représente agonisant dans les bras de son médecin."

Minneapolis... étrange court-circuit de l'histoire... impossible de ne pas songer à ce qui s'est passé là-bas le 25 mai 2020, la mort de George Floyd lors d'une interpellation par quatre policiers. Les manifestations, les émeutes, dans la ville, aux Etats-Unis puis partout dans le monde. Comment ne pas penser à ces genoux qui se sont ployés, à ces bras qui se sont levés, comme ceux des Espagnols du tres de mayo, comme ceux de La Grève, comme ceux des banlieues ici en France, ces derniers jours, avec Lançon qui concluait sa chronique par cette phrase : "Il arrive qu'en banlieue les "jeunes" dansent et que leur sourire renverse le gris du ciel."



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