lundi 15 juin 2020

Danse dans la forêt

C'est juste après avoir rédigé l'article précédent, consacré pour l'essentiel à Goya, que j'ai commencé de lire Dans la forêt, de l'écrivaine américaine Jean Hegland. Un livre écrit il y a vingt-cinq ans, qui a eu beaucoup de peine à l'origine pour trouver un éditeur, qui s'est finalement imposé aux Etats-Unis avant d'être traduit en une douzaine de langues, puis en français en 2017 seulement. Et là, succès énorme. Peut-être parce que cette histoire de survie à la lisière d'une forêt californienne rencontre les perspectives d'effondrement aujourd'hui omniprésentes - qu'elles soient revendiquées ou contestées -, dans la pensée collective actuelle. Résumons rapidement l'histoire : Nell et Eva, dix-sept et dix-huit ans, vivent avec leur père dans une maison très isolée, à cinquante kilomètres d'une petite ville, à trois heures de voiture de San Francisco. Elles ne sont jamais allées à l'école, mais Eva doit rentrer dans une grande compagnie de danse et Nell s'apprête à rejoindre Harvard. Cependant, en quelques mois, la société américaine se disloque, entre en débâcle, les contacts avec l'extérieur s'amenuisent petit à petit, l'électricité ne parvient plus jusqu'à la maison. En outre, le père meurt dans un accident en se sectionnant l'artère fémorale avec sa tronçonneuse. Le temps de la survie commence alors pour les deux jeunes filles, que leurs passions continuent de soutenir vaille que vaille.


La passion de l'aînée, Eva, est donc la danse : chaque jour, elle continue de s'entraîner dans un petit studio, au rythme lancinant d'un seul métronome. Nell, parfois, la rejoint et Eva danse pour elle. C'est un moment pareil qui est décrit page 41, où Eva commence à exécuter le premier solo de Clara de Casse-noisette, "adorable petit divertissement, rapide et enjoué":
"Mais juste avant d'arriver au moment où Fritz est censé arracher le casse-noisette des mains, ses pas ont changé, et elle s'est mise à danser quelque chose que je n'avais jamais vu, une danse obsédante, dérangeante qu'elle a démarrée par une série d'arabesques lentes et songeuses pour se laisser tomber lourdement en seconde position, genoux tournés en dedans, pieds à plat. Puis, avec les pieds toujours écartés en seconde, elle s'est levée en pointe, ses jambes ouvertes la faisant paraître forte et grande de manière troublante. De là, elle s'est lancée dans une série de pirouettes rapides et rapprochées, et a fini de nouveau avec les talons écartés, les chevilles en dehors, les coudes dirigés vers le haut. Et à nouveau, elle s'est relevée en une arabesque parfaite."
Pour moi, qui venait d'écrire sur l'arabesque en tant que figure d'harmonie mise à mal par le visionnaire Goya, ces lignes prenaient une résonance particulière. Sans doute, l'arabesque de la danse classique ne doit pas être confondue avec l'arabesque des arts plastiques, mais elle en dérive tout de même directement : c'est le chorégraphe Carlo Blasis qui introduit le terme dans son Traité élémentaire, théorique et pratique de l’art de la danse, paru à Milan en 1820. C'est peu dire que l'harmonie, là encore, est au principe de l'art du danseur : "Soignez la tenue du corps, écrit Blasis, et le port des bras ; il faut que leurs mouvements soient doux, gracieux et toujours d’accord avec ceux des jambes. Il doit exister sans cesse une parfaite harmonie dans l’exécution entre toutes les parties du corps, et c’est cet ensemble charmant qui fera apprécier le mérite d’un véritable danseur." 

Il place la danse dans le prolongement de la peinture et de la sculpture, critères absolus de sa justesse, et c'est à cette occasion qu'il parle d'arabesque : "Dessinez-vous avec goût et naturellement, dans la moindre des poses. Il faut que le danseur puisse, à chaque instant, servir de modèle au peintre et au sculpteur. C’est peut-être le plus haut degré de perfection auquel doit atteindre l’artiste. Mettez de l’expression, de l’âme, de l’abandon dans vos attitudes, dans vos arabesques16 et dans vos groupes (...)."


La note 16  explicite la référence à l'ornement pictural :
"Arabica ornamenta (latin), terme de peinture : ce sont ces ornements composés de plantes, d’arbustes, de branches légères et de fleurs, dont l’artiste forme des tableaux, et décore des compartiments, des frises ou des panneaux. Terme d’architecture : rinceaux d’où sortent des feuillages de caprice. On croit que ce goût a été apporté par les Maures, ou Arabes, d’où ce genre d’ornement a pris son nom.
Nos maîtres d’école de danse auront aussi introduit dans l’art cette expression, à raison des tableaux ressemblants aux arabesques de la peinture, par les groupes qu’ils ont formé de danseurs et de danseuses, s’entrelaçant de mille manières, avec des guirlandes, des couronnes, des cerceaux ornés de fleurs, et mélangés quelquefois d’instruments antiques propres à la pastorale ; et ces attitudes qui rappellent les belles Bacchantes que l’on voit sur les bas-reliefs antiques ; par leur légèreté presque aérienne, à laquelle se réunit eu même temps la vigueur et le contraste des oppositions, ont en quelque sorte rendu naturel à notre art le mot arabesque.  Je puis me flatter d’avoir été le premier à donner raison de cette expression, qui sans cela, placée dans notre bouche, pourrait apprêter à rire aux peintres, à qui elle avait appartenu toute entière."


Fig. i, 2, 3 et 4. Arabesques.
Ce qui fascine Nell dans la danse d'Eva, c'est son caractère inhabituellement discordant, "l'expression déconcertante de quelque chose de primitif qui se soulevait, comme si une matière indomptée était libérée par ces chevilles en dehors et ces coudes de travers, par ces pirouettes nettes et ces sauts parfaits, comme si une nature sauvage en Eva, dont j'ignorais l'existence luttait pour sortir."

Il est tout aussi fascinant de penser que cet art d'harmonie mis en traité par Blasis prend son origine dans l'antique. Le danseur doit prendre modèle sur les peintures, les bronzes et les marbres livrés par les vestiges romains. L'exemple donné n'est rien de moins qu'une Bacchanale
"Les artistes doivent aussi apprendre à se dessiner d’après ces sculptures et ces peintures, remplies d’esprit et de grâces ; c’est à cette source qu’il faut toujours recourir pour former son goût à l’élégance et à la pureté du dessin. Dans cette Bacchanale, dont j’ai parlé ci-dessus note (I), p. 67, j’introduisis avec succès, pour donner à mes tableaux plus de caractère, et pour la rendre plus vraie et plus piquante, des attitudes, des arabesques et des groupes que m’offrirent les peintures, les bronzes et les marbres qui nous sont parvenus des fouilles d’Herculanum (a). Ces précieux monuments de l’antiquité, qui honorent le pinceau et le ciseau grec, doivent servir de modèles et d’études au peintre, au sculpteur, et peuvent aussi être très utiles à l’art du danseur."
Fig. 4. Groupe principal d’une Bacchanale de l’auteur.
Or, qu'est-ce qu'une bacchanale, au sens antique ? Wikipedia nous le dit d'emblée : "Liées aux mystères dionysiaques, elles se tenaient en l'honneur de Bacchus, dieu romain de la fureur, de l'ivresse et des débordements, notamment sexuels". Autant dire que nous ne sommes plus du tout dans le domaine apollinien de l'harmonie, et il y a loin de l'aimable et aérien divertissement proposé par Blasis à l'orgie débridée de la bacchanale antique.

Bacchanale sur un sarcophage romain de 210-220 après JC
C'est cette tension entre une origine dionysiaque et sa transcription civilisée dans la danse classique qui s'exprime finalement dans la danse d'Eva. Quand tous les cadres d'une société ont sauté, il est somme toute normal que le primitif se fasse jour à nouveau.

Et il est significatif que la danse revienne dans le roman, et c'est tout à la fin du livre, après que les deux soeurs ont brûlé la maison familiale, synonyme d'un nouveau départ au coeur de la forêt même :
"Là, à côté de la maison en feu, elle a exécuté une danse qui se débarrassait de la danse classique comme une peau devenue trop grande et laissait la danseuse fraîche et joyeuse et courageuse. Elle a dansé avec un corps qui avait semé des graines, ramassé des glands, donné naissance. Avec de nouveaux mouvements qui n'avaient pas de noms, elle a dansé la danse elle-même, tantôt sauvage, tantôt tendre, tantôt pesante, tantôt sautillante. Sur le sol raboteux, elle a dansé au son de notre maison qui brûlait." (p. 308)
Goya, brisant l'arabesque, ouvre la peinture moderne. Eva, dépassant son art forgé à la barre et au miroir, oublie les pointes qui se vouaient au ciel pour danser sur la terre.

Goya - Disparate n°12 (1st edition, Madrid, Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, 1864)

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