A ce tableau sévère, Angelo répond par la seule phrase qui interrompra le monologue de l'homme :" - Savez-vous où l'on en est dans les plus grandes, où dès qu'il y a quinze à vingt mille habitants nous serions en droit de supposer qu'il reste quelque esprit ? On en est à la chienlit, monsieur (on n'a pas cherché midi à quatorze heures). On en est à la mascarade, au corso carnavalesque. On se déguise en pierrot, en arlequin, colombine ou en grotesque pour échapper à la mort. On se masque, on se met un faux-nez de carton, de fausses moustaches, de fausses barbes, on se fait des trombines hilares, on joue à "après moi le déluge" par personnes interposées. Nous sommes en plein moyen âge, monsieur. On brûle à tous les carrefours des épouvantails bourrés de paille qu'on appelle "le père choléra" ; on l'insulte, on se moque de lui. On danse autour et on rentre chez soi crever de peur ou crever de chiasse." (p. 338-339)
On croirait vraiment se trouver dans la "joyeuse et magnifique orgie " décrite par Poe, dans ce "bal masqué de la plus insolite magnificence" dont le prince Prospero gratifie ses mille amis, tandis que la Mort rouge sévit avec rage au dehors. "Tableau voluptueux que cette mascarade !", " La licence carnavalesque de cette nuit était, il est vrai, à peu près illimitée ", écrit-il encore. Et c'est comme si Giono en reprenait les termes mêmes : "On en est à la mascarade, au corso carnavalesque.""- Monsieur, dit Angelo, je méprise ceux qui n'ont pas le sens de l'honneur."
Capricho nº 6: Nadie se conoce de Goya, 1799 |
La notice Wikipedia de l'oeuvre ajoute qu'à "la fin du XVIIIe siècle, il existait à Madrid un engouement pour les bals masqués. Les nobles des grandes maisons célébraient de cette manière leurs anniversaires. Goya a pu y assister, par exemple, à la Casa de Alba, où ils se déroulaient avec une grande somptuosité."Et cite André Malraux affirmant que le masque pour Goya n'est pas ce qui cache le visage humain mais plutôt ce qui le démasque (la citation exacte est celle-ci : "Le masque n'est pas pour Goya ce qui cache la face, mais ce qui la fixe".) Et, un peu plus haut, sur la même page 45, il note que souvent "la frontière entre le visage et ce qui se substitue à lui n'est plus discernable : "la jeune femme du second caprice porte un loup, mais la vieille qui la suit porte-t-elle un masque, ou voyons-nous ses traits ?"
Goya - Caprice 2 - Elles disent oui... (détail) |
Si Giono a très certainement lu Edgar Poe, et a donc pu s'en inspirer consciemment, on ne peut bien sûr imaginer une semblable filiation entre Goya, dont les Caprices furent mis en vente à Madrid en février 1799 quatorze jours seulement par crainte de l'Inquisition, et Poe qui publia sa nouvelle la première fois dans le Broadway Journal, le 19 juillet 1845. Cependant, un dessin, une forme, un symbole les relient de manière troublante, à travers les commentaires qu'en donnent Malraux d'une part et René Dubois d'autre part, dans son étude d'automne 2001. Cette figure commune est l'arabesque.
Cherchant à distinguer les gravures de Goya de la simple caricature, avec laquelle elle n'est pas bien évidemment sans rapport, Malraux met en exergue leur éclairage, la caricature selon lui n'en ayant pas, étant "lignes ou bas-relief, d'ailleurs souvent coloriée par des aplats". "Comme celui de Rembrandt, poursuit-il, comme parfois celui du cinéma, il tend à relier ce qu'il sépare de l'ombre, à une signification qui le dépasse ; exactement, le transcende. La nuit n'est pas seulement noire, elle est aussi la nuit."
Et, allant à la ligne, il affirme ainsi : "Et le dessin auquel l'éclairage donne tout son accent détruit ce qui avait permis à plusieurs siècles de faire de l'objet le plus austère un décor, le symbole même de l'harmonie : l'arabesque." [C'est moi qui souligne]
Ceci doit être mis en regard avec la configuration singulière de l'abbaye du prince Prospero :
"Si l’on en croit John T. Irwin, écrit René Dubois, le penchant de Poe pour les arabesques architecturales ne serait pas étranger à son admiration pour le peintre anglais Hogarth dont la pensée artistique consignée dans The Analysis of Beauty, publié en 1753, considère que la ligne serpentine est l’une des deux formes – l’autre étant celle du D – les plus représentatives, non seulement de la beauté et de la grâce, mais aussi de la totalité de l’ordre formel ":"Mais d’abord laissez-moi vous décrire les salles où elle a eu lieu. Il y en avait sept, — une enfilade impériale. Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite, quand les battants des portes sont rabattus sur les murs de chaque côté, de sorte que le regard s’enfonce jusqu’au bout sans obstacle. Ici, le cas était fort différent, comme on pouvait s’y attendre de la part du duc et de son goût très vif pour le bizarre. Les salles étaient si irrégulièrement disposées que l’œil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois. Au bout d’un espace de vingt à trente yards, il y avait un brusque détour, et à chaque coude un nouvel aspect. À droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement."
A l'appui de cette interprétation, on peut admirer la figure 49 de la planche 1 de l'ouvrage de Hogarth, représentant sept formes différentes de lignes serpentines (et rappelant bien sûr les sept salles de l'abbaye princière) :And certainly if Poe knew Hogarth’s work, he would have known of his association with the serpentine line. For as Hogarth himself points out in the preface to The Analysis of Beauty, the self-portrait published as a frontispiece to his engraved works showed “a serpentine line, lying on a painter’s pallet”, and beneath it the words “THE LINE OF BEAUTY”. Finally, it seems hard to believe that anyone as interested as Poe was in questions of analysis and in the subject of the sublime and beautiful would not have made it a point to read a work entitled The Analysis of Beauty, particularly if it had been written by an artist whose work he admired.**
L'autoportrait mentionné par John T. Irwin est Le Peintre et son carlin (1745) où la ligne serpentine, "THE LINE OF BEAUTY", apparaît sur la palette au premier plan.
The Painter and His Pug, William Hogarth, 1745, Tate National Gallery*** |
Estampe Le Contrat de Mariage (gravée par Gérard Jean-Baptiste II Scotin, 351 × 445 mm, cinq états, Metropolitan Museum of Art), d'après William Hogarth |
"Il avait, à l’occasion de cette grande fête, présidé en grande partie à la décoration mobilière des sept salons, et c’était son goût personnel qui avait commandé le style des travestissements. À coup sûr, c’étaient des conceptions grotesques. C’était éblouissant, étincelant ; il y avait du piquant et du fantastique, – beaucoup de ce qu’on a vu dans Hernani. Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties ; des fantaisies monstrueuses comme la folie ; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du terrible, et du dégoûtant à foison. Bref, c’était comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons. Et ces rêves se contorsionnaient en tous sens, prenant la couleur des chambres ; et l’on eût dit qu’ils exécutaient la musique avec leurs pieds, et que les airs étranges de l’orchestre étaient l’écho de leurs pas." [C'est moi qui souligne]
Mais si l'on oubliait un instant la nouvelle et qu'on appliquait cette description aux Caprices de Goya (dont la signification originelle est "fantaisie"), ne serions-nous devant une étrange adéquation ? Ces rêves qui se contorsionnent n'évoquent-ils pas furieusement les Sueños, qui devaient désigner initialement cette série de gravures : (« Songes », référence à l'ouvrage de l'écrivain satirique Francisco de Quevedo, Sueños y discursos, où il rêvait qu'il était en enfer, bavardant avec les démons et les condamnés.) ?
Certes Poe admirait Hogarth, mais ce n'est pas la beauté qui se loge ou se love, comme on voudra, dans l'arabesque, ou du moins ce n'est pas la beauté seule, même si elle est là au départ. Admirez l'escalade : "il y
avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité, tant soit peu du
terrible, et du dégoûtant à foison." Le beau au principe s'achève par le dégoûtant, et à foison encore.
Malraux décrit avec force la subversion introduite par Goya. "Ce qu'il apporte seul, écrit-il, c'est l'abandon de la sinuosité accordée au nu féminin, dernière forme de l'arabesque." Dans cette geste, il "rencontre le seul génie de l'Occident qui ait, avant lui, dressé un univers imaginaire contre la forme que l'Italie Renaissante avait imposée aux rêves des hommes : Rembrandt." Les rêves, nous y revoilà, ou faut-il plutôt parler de cauchemars ? Même Rembrandt, auquel Malraux prête l'invention d'une nouvelle façon de dessiner, ne s'était pas toujours délivré de l'arabesque : "Elle semble disparue du dernier état, mordu et remordu, des Trois Croix : mais elle avait figuré dans les personnages du premier plan des états antérieurs (...). Souvent Rembrandt la brisait en substituant un trait haché à sa courbe continue, mais non sans maintenir son appel à un monde paré. A quel point Goya écarte, dans le costume militaire, tout ce qui lui permettait de retrouver le baroque des casques et des galères ! Même sous les barres des rayons d'orage, la simplification de l'arbre, chez Rembrandt, aboutit à des courbes ; chez Goya, à sa suppression, à la présence de la pierre."
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Rembrandt - Les Trois Croix, dernier état, 1660. |
Goya use des deux techniques de l'eau-forte et de l'aquatinte. Cette dernière lui permet de travailler les ombres et les lumières, à la manière du lavis dʼencre. Par la poussière de résine chauffée sur la plaque de cuivre, on obtient des grains suscitant, dit encore Malraux, "un monde à la fois imaginaire et abstrait : l'autre monde. Sa tache profonde semble souvent représenter la nuit, mais sa fonction est bien plutôt celle des fonds d'or du Moyen Age : elle arrache la scène à la réalité, la situe immédiatement, comme la scène byzantine, dans un univers qui n'appartient pas à l'homme. Ce noir est l'or du démon ; et l'expression du fantastique, avec autant de rigueur que le fond d'or l'avait été du sacré."
Noire est aussi la dernière salle, la chambre de l'ouest, dans l'abbaye de Prospero, où s'élève une gigantesque horloge d'ébène qui suspend les danses à chacune de ses sonneries, paralysant les rêves, oui encore eux, mais à peine les échos se sont-ils enfuis qu'une "hilarité légère et mal contenue circule partout"(dont les "trombines hilares" de Giono sont peut-être l'écho) et que les rêves revivent, se tordant "ça et là plus joyeusement que jamais". C'est là que Prospero, poursuivant le fantôme portant le masque de la Mort rouge, tombe raide mort et après lui, les convives de la fête, figés dans la posture de leur chute,"suffoqués par une terreur sans nom, en voyant que sous le linceul et le masque cadavéreux qu'ils avaient empoignés avec une si violente énergie, ne logeait aucune forme palpable."
Et Malraux de conclure ainsi le chapitre 2 (Caprices ?) de son essai goyesque, en invoquant ce Caprice 59, Et encore ils ne s'en vont pas ! que nous avons vu en bonne place dans l'exposition Soulèvements du Jeu de Paume :
"Le fond noir de l'aquatinte appelle ce dessin anguleux, que la peinture n'avait pas connu. Goya finira par substituer au dessin décoratif, à la lumière de la Prairie, la touche quasi-hagarde des Fous, et par retrouver en elle, à défaut de Révélation, l'imploration de l'Islam, le cante jondo dont ses montagnes d'Aragon retentissent encore, l'accent haletant et grave que l'Orient prend en Espagne. Après les coquettes, les fantoches, les marionnettes, les masques, les animaux et les démons familiers, les larves regardent l'énorme pierre tombale qui va les ensevelir. Cette planche est le premier appel de la grande voix souterraine. Que les démons, leurs petits bras dressés, s'enfuient dans l'aube ! Ce n'est pas le jour qui va venir, c'est la fin de l'ironie, l'accent de l'incurable nuit."
J'en finirai de mon côté avec Giono : peu avant le passage cité au départ de cet article, dans cette auberge de Montjay où Angelo vient de poser bagages, il est déjà accompagné de Pauline de Théus qui fait bouillir elle-même dans la cheminée sa casserole d'eau pour le thé.
________________________"- Vous n'avez pas froid ? demanda Angelo.Et il regarda ses jambes qui étaient belles, sans les bottes et couvertes de bas de fils à dessins d'arabesques.- Pas le moins du monde.- Voilà le bagage, dit-il et je vais, si vous le permettez, faire l'importun. Avez-vous dans vos sacoches des bas de laine ?- Je peux hardiment répondre non. Je n'ai jamais mis de bas de laine de ma vie." (p. 334-335)
* "1. 1554 ,,divertissement joué par des personnages masqués`` (Melin de Saint-Gelais, Six dames jeunes et petites firent, par commandement de la royne, une mascarade, un soir, estant habillées en sibylles [...] l'an 1554 [titre] ds Œuvres, éd. P. Blanchemain, t. 1, p.167); 2. 1579 ,,réunion, défilé de personnes déguisées et masquées`` (P. Larivey, Le Laquais, Prologue ds Anc. théâtre fr., éd. Viollet le Duc, t.5, p.10); 3. 1690 au fig. «attitude hypocrite, mise en scène trompeuse» (Fur.); 4. id. «personne accoutrée de manière extravagante» (ibid.); 1821 en appos. désigne un vêtement extravagant (Obs. modes, 10 mars, p.111: c'est au reste une création de la rue Vivienne, et qui, un peu mascarade, ne survivra pas aux jours gras). Empr. à l'ital. mascherata (att. aux sens 1 et 2 dep. le xvies., Caro et Tansillo ds Batt.), forme septentr. mascarata, dér. de maschera (masque1*). Cnrtl.
** John T. Irwin, The Mystery to a Solution : 408-409.
*** Funny detail : le chien, un carlin (en anglais pug), tirant la langue est probablement Trump, un animal qu'Hogarth évoque à plusieurs reprises dans ses anecdotes, y soulignant la ressemblance du chien d'avec son maître. On peut y voir une allusion au caractère bien trempé du peintre, réputé pour sa pugnacité (en anglais, pugnacity).
**** Dervaux Alain, « La dépression dans la vie et l'œuvre de Goya (1746-1828) », L'information psychiatrique, 2007/3 (Volume 83), p. 211-217. DOI : 10.3917/inpsy.8303.0211. URL : https://www.cairn.info/revue-l-information-psychiatrique-2007-3-page-211.htm
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