mardi 19 mai 2020

Histoire d'un regard

Déconfinement, oui, mais certains espaces demeurent interdits : bars, restaurants, théâtres, cinémas, tous ces lieux de rencontre et de culture restent obstinément fermés au public. Nous ne savons pas encore, ici à Châteauroux, quand nous pourrons retourner à l'Apollo, cette grande salle de cinéma qui sera bientôt centenaire, puisqu'elle fut inaugurée le 11 septembre 1920, inauguration qui avait été retardée par la mobilisation de son propriétaire, Maurice Brimbal. On y donnait encore des pièces de théâtre, des concerts, des conférences et des spectacles de music-hall. Des aménagements en 1938 réduisirent la capacité de la salle, qui passa de 1000 à 500 places. Cinq cents places... bien rarement  occupées en totalité : la politique Art et Essai de l'actuel Apollo ne déplace pas les foules, on s'en doute, et les séances se déroulent souvent avec un public clairsemé (je me souviens d'un Bouli Lanners dont je fus l'unique spectateur, installé comme un nabab dans sa salle privée, au beau milieu des sièges vides - je crois même que le projectionniste, après avoir lancé le film, s'était carapaté). Alors bien sûr on déplore une sorte d'absurdité : la distanciation sociale, quoi de plus simple dans de telles conditions ? Il y aurait moins de danger à se taper un cinoche qu'aller à Auchan chercher de la bidoche.

Puisqu'on ne peut aller à l'Apollo, l'Apollo vient (un peu) à nous, en nous proposant des films via le site La Toile. C'est ainsi que nous avons vu dimanche soir Histoire d'un regard, de Mariana Otero. Pour être précis, je l'avais déjà vu en salle, mais ce documentaire est tellement fort que je l'ai revu avec plaisir. Allez, bande annonce :


A l'origine de ce film, il y a un livre offert à la réalisatrice par un ami, un livre sur l’œuvre du photographe reporter Gilles Caron (1939-1970), où elle retrouve des photos publiées dans la presse qui ont marqué sa mémoire. L'homme a disparu au Cambodge, en même temps que le reporter Guy Hannoteaux et le coopérant Michel Visot, sur la route n°1, après avoir traversé le Mékong sur un bac, sans doute enlevé par les Khmers rouges, mais rien n'a jamais pu être élucidé. Il avait trente ans.

Or, c’était précisément l’âge de Clotilde Vautier*, la mère de Mariana Otero, artiste peintre, quand elle succomba aux suites d'un avortement clandestin. Evénement qui fit l'objet d'un premier documentaire, Histoire d'un secret, seize ans plus tôt, en 2003.

Et puis, sur le dernier rouleau de pellicule impressionné par Caron, planche-contact 19599, juste avant les premières images du Cambodge, voici Marjolaine et Clémentine, ses deux petites filles, en bonnet dans un jardin d'hiver. Écho troublant pour Mariana, car Clotilde Vautier a dessiné, peu avant sa mort, un portrait d’elle, coiffée d'un bonnet, aux côtés de sa sœur Isabel. Deux petites filles qui n'auront, elles aussi, "pour trêve de l'absence, qu'une multitude d'images à tenter de déchiffrer."

Marjolaine et Clémentine Caron

Isabel et Mariana Otero

 

Autre résonance troublante, personnelle celle-ci : le jour-même où j'ai revu Histoire d'un regard, je m'étais rendu à Aigurande, chez mes parents, en même temps que ma fille Pauline et son ami Romain qui, eux, venaient de Poitiers (flirtant avec la limite des cent kilomètres). Or, Pauline, en ce 17 mai, fêtait son anniversaire : née en 1990, elle avait trente ans.

Et c'est en relisant la notice de Wikipedia sur Gilles Caron que je relevai une seconde coïncidence de dates, encore plus étonnante : le photographe et ma propre mère, Gilles et Jacqueline, étaient nés le même jour, le 8 juillet 1939.




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* C'est ce que dit Mariana Otero dans le film, mais ce n'est pas tout à fait juste : Clotilde Vautier était née à Cherbourg le 17 septembre 1939, et elle est morte à Rennes le 10 mai 1968. Elle avait donc en réalité 28 ans au moment de sa mort. Mais pouvons-nous faire reproche de cette approximation à Mariana Otero ? Il faut parfois arrondir pour que les histoires soient plus fortes...
Gilles Caron 1939, à Neuilly-sur-Seine.

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