mardi 14 septembre 2021

Le Chien de Goya

"Le Chien" de Goya sur lequel j'ai terminé l'article précédent m'a aussitôt entraîné sur une piste assez vertigineuse. La fin de la notice assez courte de Wikipedia mentionnait laconiquement que l’œuvre avait inspiré Antonio Saura. Grand artiste espagnol, frère du cinéaste Carlos Saura, je ne savais pas grand chose sur lui, mais il me souvint que j'avais, il y a plusieurs années, acheté à Mers-sur-Indre (oui, le même village où avait eu lieu le salon du livre dont j'ai parlé), à un prix ridiculement bas, un livre de Guy Scarpetta intitulé Les paradoxes d'Antonio Saura, édité conjointement par les Musées de Châteauroux et les éditions Cercle d'Art, à l'occasion d'une exposition d'une centaine d'estampes au couvent des Cordeliers, en 2000. 

A l'époque, je n'ai pas vu cette exposition, et je n'avais sans doute que feuilleté le catalogue, sans jamais lire le texte de Scarpetta. Cependant, comme il se rappelait à mon bon souvenir il était juste que lui accorde un peu plus d'attention. Je ne fus pas déçu : le chien de Goya y était en bonne place. Mais n'allons pas trop vite. 

Dès l'introduction de Pierre Josse, alors Maire-adjoint à la Culture (la municipalité étant alors dirigée par le socialiste Jean-Yves Gateaud), on apprend que le 22 février 1997, répondant à une invitation de ladite municipalité, Antonio Saura et son épouse Mercedes avaient découvert le couvent des Cordeliers. "Un choc émotionnel." Le peintre envisagea non seulement d'y exposer des toiles déjà réalisées, mais d'y inclure aussi des pièces originales, spécialement créées pour l'endroit. Hélas, quelque temps plus tard, il fut atteint d'une leucémie foudroyante, à laquelle il succomba en août 1998. L'exposition eut tout de même lieu, mais elle n'eut pas le caractère monumental que Saura avait envisagé : elle recueillit tout de même une centaine de gravures et d'estampes qui, dans son art, assura Scarpetta," ne sont en rien une part mineure."

La première mention du chien de Goya intervient à la page 16, quand Scarpetta s'interroge sur le manque de mots de la critique d'art pour éclairer le type d'opérations auquel se livre Antonio Saura. Alors que la littérature dispose depuis Mikhaïl Bakhtine de la notion d'intertextualité, la peinture se contente en général de parler d'art "citationnel" ou de "peinture sur peinture". "Or, d'évidence, écrit Scarpetta, cela ne suffit pas lorsqu'on veut éclairer, par exemple, la façon singulière dont Saura peut convoquer (et métamorphoser) les images des musées ; le chien de Goya, le portrait de Philippe II par Sanchez Coello, les crucifixions de Grünewald ou de Vélazquez, l'un des autoportraits de Rembrandt, l'image de Dora Maar transmise par Picasso, parmi d'autres (...)".

Le chien de Goya est ici la première œuvre citée. C'est que Saura fut fasciné dès l'enfance par ce tableau. Dans un article intitulé « Le chien de Goya » (Antonio Saura par lui-même, 5 continents éditions,2009), cité dans son blog par Gérard Magnette, Saura confie qu’il s’est inspiré pour réaliser sa série d’ œuvres de l’extrême nudité du tableau  de Goya:« il s’agit, comme dans le tableau de Goya, d’un espace opaque et dense, d’un miroir terreux et vertical qui n’est ni ciel ni désert, mais tous deux à la fois, où aucune ombre ne paraît possible, et où le brusque surgissement d’une vie s’est instantanément fossilisé […] c’est nous maintenant qui sommes observés ».

Et il ajoute « …de toute façon, la tête du chien qui pointe, et qui est notre portrait de solitude, n’est rien d’autre que Goya lui-même, observant quelque chose qui est en train de se passer ».

Le Chien de Goya, huile sur toile, 1979, Centre Pompidou

Cette huile est loin d'être la seule à représenter le Chien de Goya. En réalité, Saura pratique la mise en série, et il récidive en 1994, avec ce dessin :

Le chien de Goya I-11.4.1994, Encre, mine graphite et peinture acrylique sur papier, Centre Pompidou

Et celui-ci :

Le chien de Goya II-12.4.1994, Encre, mine graphite et peinture acrylique sur papier, Centre Pompidou

Le Chien de Goya présent dans le catalogue est encore différent :

Le Chien de Goya, encre de chine sur papier, 1982.

Le seconde mention du Chien de Goya se trouve page 33, où Scarpetta examine la façon de procéder de Saura, différente selon les séries (autrement dit "les ensembles déterminés par une même impulsion iconographique) :

"Les Portraits imaginaires de Goya (et aussi "Le Chien de Goya", en référence directe à l'image de base, celle de l'un des panneaux de la Maison du Sourd) : il s'agit en premier lieu de tirer parti des qualités proprement abstraites du tableau (la répartition des zones, le "vide", le découpage de la surface), d'accentuer cette abstraction (assez surprenante : seul Turner, peut-être, parfois va aussi loin dans la dissolution de la représentation) - et de susciter, à partir de l'effraction, c'est-à-dire de la silhouette mystérieuse et comme fugitive du museau de chien, un véritable surgissement organique, comme un grouillement du visage, qui réintroduit un élément vaguement figuratif (un "portrait" au cœur même de cet espace déréalisé."

Continuant ma recherche sur le net, j'apprends que Saura a même consacré un livre à ce fameux Chien de Goya, et je m'aperçois que le livre de Stéphane Lambert en a repris la couverture. Alors que son essai n'aborde que marginalement le tableau, parmi cent œuvres possibles, c'est le Chien qui s'est donc imposé.


"Au milieu du vide, écrit Stéphane Lambert, cette tête de chien contamine tout de sa présence. Le corps enfoui sous la terre, en position de repli, se révèle enfin. Comment cela ne nous avait-il pas sauté aux yeux, la peur inscrite dans son regard ? Fâché d'avoir ainsi été berné, l'on redouble d'efforts dans le décryptage de l’œuvre. On se met à chercher l'objet de l'effroi, mais là où le chien distinguait une menace, ne se manifestait que l'informel de la couleur, le frémissement de l'invisible. Puis lentement, notre imaginaire réveillé par la métamorphose de l'inerte en animal débusque l'ombre d'un spectre fondue dans l'épaisseur de l'atmosphère." Et à cet endroit précis, il appelle une note de bas de page : "Spectre que l'on discerne dans la photo de la fresque originale sur le mur de la maison du sourd et qui a dû s'effacer avec le transfert de la peinture sur tableau."(p. 70)


En effet, j'ai retrouvé sur le blog Picturediting la photographie prise par un certain Jean Laurent, sur une plaque au collodion, vraisemblablement en 1874.

Francisco de Goya, Le Chien, série des Peintures noires, 1820-1823 - Jean Laurent, photographie au collodion, 1874

Françoise Goria, l'auteure du blog,  en livre l'analyse suivante :

"Entre 1985 et 1992, tous les négatifs de Jean Laurent sont retrouvés apportant de précieuses informations sur les peintures. La photographie du Chien réalisée en 1874 in situ ouvre de nouvelles perspectives d’études. On y remarque la présence de deux formes dans le ciel, au dessus de la tête du chien, non perceptibles sur la peinture restaurée : des oiseaux. La présence de ces oiseaux qui retiennent le regard du chien, font de cet espace indéterminé, tragique, symbole du néant et de l’absurde, un espace défini, ancré dans un univers plus familier. Il faut rester prudent quant à la "révélation photographique" des deux formes assimilées à des oiseaux : elles peuvent être aussi des marques de détérioration de la peinture ; en effet, le négatif du Chien a mis en évidence une fissure sur le mur de la Quinta qui se prolongeait sur la peinture. Ces marques pourraient provenir également de traînées de collodion humide. Les titres attribués à cette peinture au fil du temps nous questionnent : "Un chien", "Un chien luttant contre le courant", "Tête de chien" ou encore " Chien enterré dans le sable". La photographie met aussi nettement en évidence la présence d’un rocher imposant à droite de l’image une forme se décelant à peine actuellement sur la peinture restaurée du Musée du Prado. Le leitmotiv du rocher qui resurgit sur les Peintures Noires situées à proximité au premier étage de la Quinta."*

 Les peintures noires. Nous y voilà. En tremblant. Écrit encore Stéphane Lambert. Si nous avions oublié que la nuit nous était aussi familière que le jour, Goya nous le rappelle sans ménagement.

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* On peut lire aussi l'étude de Corinne Cristini, D’un support à un autre : l’apport des photographies de Jean Laurent dans la mise en lumière des Pinturas Negras de Francisco de Goya (2011).

 

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