vendredi 24 septembre 2021

Nevermore

Je devais rendre à la médiathèque L'Art de dépeindre de Svetlana Alpers. Le mieux eût été de restituer le volume en le glissant dans la gueule de la boîte de retour à l'entrée, nuitamment si possible pour éviter la tentation de passer le seuil, comme une mère déposant son nourrisson dans une de ces tours d'abandon insérés dans le mur des hospices, boîtes cylindriques tournantes, d'usage courant au Moyen Age et qui ne disparurent que vers la fin du XIXe siècle (mais dont j'apprends en consultant la notice idoine sur Wikipedia qu'ils sont réapparus sous une forme plus moderne depuis 1996, particulièrement en Allemagne, où il y en aurait environ 80). Bref, vous devinez bien que je n'en fis rien et que je me rendis sur les lieux pendant les heures d'ouverture (les fonctionnaires, physionomistes, ne me demandent plus le pass sanitaire), bien décidé pour autant à ne rien emprunter, ou à la rigueur, un livre d'Ursula K. Le Guin, car j'avais croisé son nom une nouvelle fois le matin même dans un article vantant le livre rassemblant plusieurs de ses essais, Danser au bord du monde, dont j'ai aimé aussitôt le titre. Cependant, je ne trouvai aucun Le Guin dans les rayonnages dédiés au roman, et renonçai à poursuivre ma recherche, car j'avais déjà, passant devant le comptoir des nouveautés de cette rentrée littéraire, glissé dans ma besace trois ouvrages... Et des trois je parlerai ici aujourd'hui et dans les jours qui viennent.


Le premier était Nevermore, de Cécile Wajsbrot, aux éditions du Bruit du Temps. Une écrivaine que je suis depuis longtemps maintenant, et dont la dernière mention ici remonte à cet article du 26 octobre 2020, Dieu, le temps, les rivières et les anges, où j'évoquais déjà la figure de Virginia Woolf, au cœur de ce dernier roman, dont la narratrice est venue à Dresde traduire Time passes, la partie centrale de La Promenade au phare (To the Lighthouse). L'aspect autobiographique est bien entendu important, Cécile Wajsbrot étant elle-même traductrice de Woolf (Les Vagues, Le Bruit du Temps, 2020). Ce qui me frappe tout de suite à la lecture, c'est la présence d'un Interlude. Je venais juste d'écrire sur le Cosmogonies de Julien d'Huy, où les quatre parties de l'essai, baptisées mouvements, sont séparées par trois interludes. Chez Wajsbrot, sept chapitres alternent avec sept interludes. L'ensemble est précédé d'un Prélude et achevé par une Coda ; chez d'Huy, on a Prélude et Final en mythe majeur. Dans les deux cas, une composition qui se veut donc musicale. Dans un entretien pour Libération du 7 avril dernier, Cécile Wajsbrot développe cet aspect après une question sur ces voix fantômes présentes dans le roman (voix qui apparaissent dans Mémorial, paru en 2005, et dont je parle dans l'article de 2020) :

"Je ne sais pas si elles sont fantômes mais ce sont des voix, je dirais plutôt que c’est une histoire musicale, ces voix induisent un changement de rythme et c’est un peu semblable à un opéra, il y a une narration, des parties chantées ou parlées, des parties instrumentales. J’ai une véritable obsession : comment trouver une forme contemporaine du roman? J’écris à l’oreille, avec le rythme, et c’est ça aussi qui m’avait donné envie de retraduire les Vagues il y a une trentaine d’années, c’était pour essayer de retrouver le rythme aérien de Woolf dans la traduction."

Et puis elle ajoute ceci, qui est essentiel :

"Mais il y a autre chose aussi. Faire entendre une sorte de chœur, des voix anonymes, immatérielles, les pensées, idées, les paroles qui flottent autour de nous. Des mots de Leonard Cohen m’ont éclairée : «We’re tired of being white and we’re tired of being black, and we’re not going to be white and we’re not going to be black any longer. We’re going to be voices now, disembodied voices in the blue sky, pleasant harmonies in the cavities of our distress.» («Nous sommes fatigués d’être blancs, nous sommes fatigués d’être noirs, et nous ne serons plus blancs, nous ne serons plus noirs. Nous serons des voix, désormais, des voix sans corps dans le ciel bleu, des harmonies plaisantes dans les cavités de notre détresse.») En les lisant, je me suis dit, c’est ça que je cherche. Faire entendre des voix, peu importe de qui – les figures de mes romans n’ont pas de nom depuis longtemps, et ne sont pas décrites. Ce qui compte, c’est le flux de ce qui nous constitue et nous relie aux autres."
Et voici une autre chose qui très vite s'imposa (dès la page 18), une coïncidence qui reliait le livre à celle (Ursula K. Le Guin) qui avait brièvement traversé ma journée :

"Dix ans après le roman de Virginia Woolf sortait un film qui lui aussi se déroulait sur une île mais où on ne voyait aucun phare. The Edge of the World. Le bord du monde, le bout du monde. Un film de Michael Powell, tourné sur l'île de Foula mais dans l'histoire, l'île s'appelle Hirta bien que la carte qui figure au début en gros plan corresponde à la topographie de Foula. Dans le récit, elle se situe dans l'archipel des Hébrides tandis que le tournage se déroule aux Shetlands. Transposition spatiale, comme dans le roman de Virginia Woolf. Pourtant l'histoire de The Edge of the World, une île dont les habitants finissent par être convaincus qu'ils ne peuvent plus y vivre, s'appuie sur l"histoire vraie de Hirta, l'une des îles Saint-Kilda qui fut effectivement évacuée en deux jours à la fin du mois d'août 1930 à la demande de ses habitants - qui n'étaient plus que 36. Michael Powell ne fut pas autorisé à filmer sur l'île abandonnée et son choix s'arrêta sur Foula, encore habitée mais dont la nature, les maisons, l'atmosphère, lui semblèrent convenir et puis, cette île était presque aussi difficile d'accès que Hirta."

The Edge of the World, au bord du monde. Qui raconte donc, comme dans To the Lighthouse, un espace délaissé, abandonné. Comme la zone interdite autour de Tchernobyl, qui constitue un autre motif récurrent dans Nevermore. Et comment ne pas en être frappé quand nous venions juste, voici quelques semaines, de visionner la saisissante mini-série Chernobyl, écrite par Graig Mazin et réalisée par Johan Reck ?


Nevermore est né de ce funeste événement de Tchernobyl. "Pendant des années, raconte Cécile Wajsbrot, j’ai imaginé que si j’étais documentariste, j’irais dans la zone interdite de Tchernobyl, je filmerais, et en voix off je mettrais en regard le passage central de la Promenade au phare, «Time passes». Mais je ne suis pas réalisatrice, alors j’ai pensé d’abord à un essai, puis je me suis dit pourquoi pas un roman. C’est là qu’est venue l’idée de prendre une narratrice qui serait traductrice et qui travaillerait sur ce poème en prose qu’est «Time passes», et qui ferait que la matière même du roman serait le processus de traduction."

Un autre motif, musical encore une fois, traverse le roman : les cloches. Ce sera pour une prochaine fois.


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