"Maintenant que l'ombre a dissous le dôme bleu des cieux, je peux retrouver Andromède ; debout, pressée contre la vitre, je m'absorbe, extasiée et craintive dans l'éclat aveuglant et glacé de la galaxie. "Nostalgie de l'infini", Chirico : des ombres projetées ruissellent dans la cour éclairée, creusant des canons."
Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek, Christian Bourgois, 2022, p. 106-107.
De Giorgio de Chirico, j'ai parlé récemment, le 11 juin, dans A Turin tout est apparition. Et voici que soudain, dans ce livre si éloigné de l'univers minéral, tout urbain de Turin, dans ce livre immergé dans le paysage de la vallée de Tinker Creek en Virginie, resurgit de manière totalement inattendue le vieux peintre italien. A travers donc de ce tableau, "Nostalgie de l'infini", conservé au Museum of Modern Art de New York (MoMA). Il est daté de 1912-1913, bien que soit inscrit sur le tableau la date de 1911. Selon l'historien de l'art Robert Hughes, la peinture s'inspirerait de la Mole Antonelliana de Turin, un célèbre monument de la ville qui doit son nom à l'architecte qui l'a conçue, Alessandro Antonelli.
La notice de Wikipedia m'a renvoyé sur une étude de George Sebbag parue dans un dossier dédié à la Mole Antonelliana, dans la revue « l’architecture d’aujourd’hui », no 330, septembre-octobre 2000 : La Mole Antonelliana ou comment on devient ce que l’on est, p. 78-83. George Sebbag ne m'était pas inconnu, il est en effet l'auteur d'une passionnante biographie d'André Breton, André Breton, 1713-1966, Des siècles boules de neige, qui m'inspira quelques articles en 2021.
Mole Antonelliana |
J'ai retrouvé le texte sur le site de Sebbag lui-même, Philosophie et Surréalisme. Les premières lignes contiennent déjà l'essentiel : "Lors de son séjour à Turin, Frédéric Nietzsche s’identifiera à la Mole Antonelliana. Il en ira de même pour Giorgio De Chirico, dont la « peinture métaphysique » n’est autre que la transfiguration de la ville de Turin contemporaine des dernières illuminations de Nietzsche puis de son effondrement." Il relate ensuite l'histoire de la construction de l'édifice, qui commence en 1863, quand la communauté juive de Turin confie à Alessandro Antonelli le soin d’édifier une synagogue monumentale qui devait être le symbole de leur émancipation et le témoignage de leur gratitude (les juifs turinois avaient obtenu droits civiques et liberté de culte). "Le terrain étant situé en contrebas du Pô, précise Sebbag, il fallait que le bâtiment fût surélevé. Dans un projet ultérieur, l’idée fut avancée d’installer sur la pointe de la coupole un chandelier à sept branches visible des environs. On s’acheminait vers la construction d’un temple imposant qui allait dépasser les 47 mètres initiaux. Toutefois, après un bon démarrage, les travaux furent suspendus en 1869. La coupole restait inachevée, faute de crédits." La municipalité rachète l'édifice en 1877 pour pouvoir relancer le projet. "Quand Antonelli meurt, le 18 octobre 1888, la Mole culmine à 153 mètres. Son fils, l’ingénieur Costanzo Antonelli, prend le relais. Le 10 avril 1889, conformément à l’ultime projet de l’architecte, la Mole est couronnée d’un génie ailé coiffé d’une étoile. L’édifice atteint alors une hauteur 163, 35 mètres, dont exactement la moitié fuse de la coupole quadrangulaire."
1888, c'est l'année, on l'a vu, où Nietzsche écrit Ecce Homo. Sebbag note le fait "surprenant" que la mort d’Alessandro Antonelli, « vieux comme Mathusalem », "intervient dans la philosophie et l’imaginaire de Nietzsche". Deux lettres importantes, selon lui, en témoignent. En premier lieu, l'ultime lettre adressée à Jacob Burckhardt, l'historien d'art de la Renaissance italienne, le 6 janvier 1889, où il affirme : " Cet automne, j’ai sans aucun étonnement assisté à deux reprises à mon enterrement, la première fois sous le nom du Comte Robilant (non, c’est mon fils, dans la mesure où, infidèle à ma nature, je suis Charles-Albert), la seconde j’étais moi-même Antonelli. "
Alessandro Antonelli |
Nietzsche ajoute : "Cher Monsieur, vous devriez voir ce monument d’architecture (...)" Il s'agit évidemment de la Mole Antonelliana, identification que l'on retrouve dans un brouillon de lettre à Peter Gast, daté du 30 décembre 1888. Reproduit, avec un dessin de la Mole, dans L'immense solitude de Frédéric Pajak :
Georges Sebbag mentionne ensuite un post-scriptum à la lettre à Peter Gast : « J’ai également assisté, en ce mois de novembre, aux funérailles du vieil Antonelli. Il vécut, jusqu’à ce que Ecce Homo, le livre, soit terminé. Le livre, et en plus, l’homme. » Sebbag souligne qu'en "cette année 1888, Nietzsche est attentif aux coïncidences, * Né le 15 octobre 1844, jour de naissance de Frédéric-Guillaume IV, jour doublement fêté durant l’enfance, Frédéric-Guillaume Nietzsche entame la rédaction de Ecce Homo, le jour anniversaire de ses quarante-quatre ans. Le 13 novembre 1888, toujours à son ami Peter Gast, il confie : « Mon Ecce Homo, Comment on devient ce que l’on est a jailli entre le 15 octobre, jour de mon anniversaire et fête de mon très saint patron, et le 4 novembre, avec une autorité impérieuse et une bonne humeur proprement antique, au point qu’il me semble trop bienvenu pour qu’on se permette d’en plaisanter. »
La deuxième partie de l'article fait la part belle à Chirico. Sebbag cite des extraits d'écrits du peintre que j'ai déjà reproduits ici à travers l'ouvrage de Pajak. Je vais néanmoins redonner ce passage crucial :
"C’est Turin qui m’a inspiré toute la série de tableaux que j’ai peints de 1912 à 1915. À la vérité j’avouerai qu’ils doivent beaucoup également à Frédéric Nietzsche dont j’étais alors un lecteur passionné. Son Ecce Homo […] m’a beaucoup aidé à comprendre la beauté particulière de cette ville. […] L’après-midi, les ombres sont longues, partout règne une douce immobilité. […] Le charme automnal de Turin est rendu plus pénétrant encore par la construction rectiligne et géométrique des rues et des places et par les portiques […] À Turin tout est apparition. On débouche sur une place et on se trouve en face d’un homme de pierre qui nous regarde comme seules savent regarder les statues. […] toute la nostalgie de l’infini se révèle à nous derrière la précision géométrique de la place."
On y retrouve l'importance de l'ombre, dont le souvenir a perduré dans la méditation d'Annie Dillard, et cette expression, "la nostalgie de 'infini," qui a donc aussi nommé le tableau de 1912.
Georges Sebbag en donne la description suivante :
"Le tableau métaphysique qui dépeint sans conteste la Mole Antonelliana se nomme La Nostalgie de l’infini. Ce tableau réalisé à l’automne de 1912, Chirico prend soin de le dater de 1911, année de son premier séjour à Turin. Comme s’il retrouvait l’image nietzschéenne d’une Mole à l’air libre, souveraine et isolée, le peintre métaphysique campe sur un monticule, pour qu’elle se détache dans le ciel, la silhouette massive d’une tour agrémentée de trois péristyles. Par son indétermination même (est-ce un donjon, un fort, un phare, une stèle, un mausolée ?), ce monument provoque un sentiment mêlé de jamais vu et de déjà vu. Le but n’est pas de reconnaître la Mole Antonelliana mais de recréer les conditions d’une apparition. Il y a une vie impérissable des espaces métaphysiques. On pourrait se moquer et parler de maquette posée sur un tapis. En fait, Chirico qui comme Nietzsche veut fixer le calme alcyonien d’un instant fatal, use d’étonnants artifices : le monochrome assure la sérénité, la longueur des ombres équivaut à un cadran solaire, le plein n’est que l’envers du vide, les oriflammes signalent un frisson sur les hauteurs."Un peu plus loin, il écrit que l’histoire n’est pas finie : " la peinture métaphysique de Chirico ayant foudroyé les surréalistes, ce sera au tour d’André Breton de s’identifier en 1940 à Nietzsche dans son poème de fatalité Fata Morgana : « Je suis Nietzsche commençant à comprendre qu’il est à la fois Victor-Emmanuel et deux assassins des journaux Astu momie d’ibis »."
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Ce qui me sidéra fut de retrouver le tableau de Chirico, La Gare Montparnasse (1914), que j'avais déjà rencontré dans l'article de Dominique Rabourdin (voir ici), Le premier Breton. Ainsi que l'extrait comportant "la nostalgie de l'infini"."C’est un privilège, une chance inouïe, une occasion à ne pas rater, entrer dans ce repli du monde, cette cache soigneusement protégée, cachée, dissimulée, qu’on ne peut atteindre en ville qu’accompagné, guidé, par une personne avec ses entrées, le code à la clé. Je suis resté un long moment derrière les grilles, souhaitant entrer mais ne le pouvant pas, accès interdit, fermé, pas le droit, l’accès, la clé, de cette propriété privée, inaccessible.Puis elle m’a fait entrer. Du mal à y croire."
Ce poème-objet, Breton le réalise en décembre 1941 à New York, où il est alors en exil.
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* Et que dire de moi-même, qui depuis si longtemps en est le traqueur inlassable. Si cette propension est signe annonciateur d'aliénation mentale, il y a belle lurette que je devrais être interné...
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