samedi 15 juin 2024

Apprendre à parler à une pierre

L'un des deux détenus que je rencontre à la maison centrale de Saint-Maur, dans le cadre du dispositif Lire pour en sortir, choisit toujours dans le catalogue sur le seul critère du titre. Une habitude qu'il ne cherche nullement à dissimuler ou à légitimer : à la question rituelle de la fiche de lecture qu'il doit rendre à l'issue de la rencontre, pourquoi avez-vous choisi ce livre ? il répond invariablement : "A cause de son titre". Bien sûr, il y a quelquefois des désillusions mais, en général, il met un point d'honneur à lire jusqu'au bout le volume choisi. Cette focalisation sur le seul titre peut prêter à sourire, mais je me suis avisé récemment que j'avais d'une certaine manière, en une occasion au moins, suivi la même pente... 


Apprendre à parler à une pierre, n'est-ce pas là un titre magnifique ? Annie Dillard, son auteure, américaine née à Pittsburgh en 1945, m'était inconnue. Comment suis-je tombé là-dessus ? Eh bien par l'intermédiaire de François Bon, dont je visionne de temps à autre les vidéos (le bougre est très actif sur son Tiers-Livre). Le 27 mai, ce jour-même où je retrouvais l'épisode du cheval de Turin dans le livre de Geoff Dyer, il ouvrait une session qu'il débutait ainsi : "Deux premières boucles sur des archétypes essentiels de l’accès à la nouvelle, la mise en abîme du livre, la dissociation auteur et personnage. On voudrait consacrer cette troisième séquence d’une même spirale à une exploration autre : en arrière-fond, une réflexion sur l’éco-poétique." Et, un peu plus loin, il écrit : "pour ouvrir cette boucle, je vous propose de revenir au magnifique titre d’Annie Dillard, Apprendre à parler à une pierre, paru en 1982, puis traduction Christian Bourgois (par Béatrice Durand) en 1992."


Je n'eus dès lors de cesse de vouloir me plonger dans cet ouvrage. D'autant plus que le nom d'Annie Dillard m'apparut plusieurs fois dans Les derniers jours de Roger Federer. Ainsi, page 61, au fragment 02 de la seconde partie, on peut lire : 
"Le problème de la préciosité apparaît de manière particulièrement saillante dans certains spécimens de nature writing, où les occasions ne manquent pas de l'apercevoir en train de folâtrer main dans la main avec de profondes méditations  sur ce petit caillou singulièrement merveilleux - et singulièrement précieux - qu'est notre planète : "une balle humide projetée à travers le néant", pour reprendre l'imbattable expression de Dillard."

L'appel de note précise que l'expression est précisément tirée d'Apprendre à parler à une pierre

Un peu plus loin (fragment 14), on a la confirmation que Dyer tient Dillard en haute estime (et par la même occasion, on retrouve Nietzsche) :

"Que l'esprit le plus profond soit aussi le plus frivole": cette formule, de son propre aveu, résume presque à elle seule la philosophie de Nietzsche. L'un des esprits les plus profonds de notre temps, Annie Dillard, a exprimé la déception que lui inspire l'incapacité de la philosophie à "s'attaquer à ce que d'aucuns appelaient 'les questions fondamentales', qui pour la plupart, selon elle, peuvent se ramener à une seule et même interrogation toute simple : "Mais qu'est-ce que c'est tout ce bazar, nom d'un petit bonhomme ?""

En 2014, dans le Guardian, Geoff Dyer confiait son admiration pour Dillard et singulièrement pour Teaching a Stone to Talk.

Je ne tardai donc pas à me rendre dans ma librairie favorite pour acquérir ce fameux livre. Il n'était point en rayon, et je dus le commander. En revanche, il y avait Pèlerinage à Tinker Creek. Qu'elle publia en 1974 et pour lequel elle reçut le prix Pulitzer l'année suivante.


Je le rapportai bien sûr avec moi, et il me suffit de lire les premières pages pour savoir que j'avais touché là un grand écrivain. Merci François Bon, merci Geoff Dyer, merci l'Attracteur étrange de l'avoir mis sur ma route.

Ce qui fait la singularité d'Annie Dillard, c'est que c'est non seulement une observatrice aux sens aiguisés de la nature, dans son cas, la vallée virginienne de la Tinker Creek, mais aussi quelqu'un qui s'interroge sur le sens de tout cela qui se donne à voir (et qui peut se résumer, si l'on veut, à cette question posée plus haut : "Mais qu'est-ce que c'est tout ce bazar, nom d'un petit bonhomme ?"). Elle est capable d'aller dans le détail le plus aigu, avec la précision entomologique d'un Jean-Henri Fabre, et parfois, dans le même élan, d'élargir à une perspective cosmique.

Mais là où je fus sidéré, c'est lorsque, dans le chapitre 4, Le définitif, après avoir évoqué les mantes religieuses et leurs oothèques, puis le sphinx Polyphème de son école de Pittsburgh alors qu'elle avait dix ou onze ans, elle médite sur l'ombre, et soudain cite Chirico.

Ce sera l'objet du prochain billet.

______________________

PS : Je voudrais saluer ici, par la même occasion, un autre auteur de langue anglaise qui vient de nous quitter le 29 mai, le merveilleux poète et romancier écossais John Burnside, que j'ai souvent évoqué ici.






Aucun commentaire: