vendredi 29 juillet 2016

L'hôte le plus étrange que Riva ait connu

Avec Sebald, nous sommes parvenus, via ondines et chapeaux, à Pisanello et aux tarots.

Cheminement qu'il faut encore une fois effectuer à rebours, pour reprendre ce passage de Vertiges où le Dr K. assiste au départ de la jeune Génoise*, ondine, sirène, nymphe, ainsi  qu'il la désigne, génie des eaux en tout cas, qui lui évoque, au moment précis où elle franchit, "d'un pas incertain, écrit-il, l'étroite passerelle pour monter à bord du vapeur", une scène datant de quelques jours, où, autour d'une table avec une poignée de personnes, une jeune Russe, très riche et très élégante, "par ennui et par désespoir", précise-t-il encore, leur avait tiré les cartes à tous.

"Comme il en va la plupart du temps en ces circonstances, il n'en était rien ressorti de bien sérieux et l'épisode avait plutôt tourné au futile et au ridicule. Seulement, quand la dame russe en était arrivée à la jeune fille de Gênes, les cartes avaient présenté une combinaison sans équivoque, et elle lui avait annoncé que jamais elle ne contracterait ce qu'on a coutume d'appeler les liens du mariage. Le Dr K. avait alors ressenti une étrange inquiétude à l'idée que cette jeune femme vers qui le portait toute son inclination et que pour lui-même, depuis qu'il l'avait aperçue, il appelait, à cause de ses yeux vert d'eau, la sirène, que cette jeune femme et personne d'autre s'entendait prédire par les cartes une existence de célibataire, en dépit du fait que rien en elle ne laissait présager la vieille fille ; si ce n'est peut-être la coiffure, dut-il s'avouer en la voyant pour la dernière fois, en train d'esquisser de la main gauche, la droite reposant sur le garde-corps, un peu maladroitement, le signe voulant dire : tout est fini."
Cette dernière phrase est sebaldienne par excellence, mêlant en un même mouvement deux temps distincts, l'émotion d'alors, cette "étrange inquiétude" devant le tirage des cartes, et l'incertain aveu du moment de l'adieu - "si ce n'est peut-être la coiffure", qui prête au fond à sourire -, pour terminer en point d'orgue sur ce geste esquissé "voulant dire : tout est fini."

Je me suis demandé quelle pouvait être cette combinaison sans équivoque. Une combinaison implique plusieurs cartes, et celle qui s'impose à l'évidence pour un célibat, c'est précisément l'Ermite que j'ai évoqué récemment, mais quelle autre carte, sinon plusieurs, l'accompagne, qui renforcerait le symbolisme de l'ermite ? Il ne manque pas sur le net de sites divinatoires, de forums de tarologie, etc. qui se font fort de vous guider dans les arcanes de l'interprétation. Prenons-en un presque au hasard : avenir-facile.com (le titre est une promesse alléchante), et constatons immédiatement qu'en tout cas il ne saurait s'agir de notre fameuse paire Ermite-Bateleur qui était au cœur du tableau de Pisanello, car le sens en serait précisément celui de la fin d'un célibat :

La combinaison la plus vraisemblable, mais je peux assurément me tromper, serait l'association Ermite-Maison-Dieu :

Terrible lame de la Maison-Dieu, parfois simplement nommée la Tour, Babel frappée par la foudre céleste, emblème de la destruction, du cataclysme. En vérité, la carte qui serait la plus appropriée pour la fin de Vertiges, avec la vision sebaldienne du grand incendie de Londres, "non point feu clair, mais brasier mauvais, horrible et sanglant, chassé par le vent sur la ville."

Dr K. n'en a pas fini avec les cartes : retournant au sanatorium, écrit Sebald, il "repensa au tarot et remarqua que, pour lui aussi, le jeu avait livré une combinaison sans ambiguïté, dans la mesure où toutes les cartes qui montraient non des chiffres seulement mais aussi des têtes étaient rejetées sur le bord, le plus loin possible de lui. Une fois, il n'y avait même eu que deux figures, et une autre, aucune, une répartition de toute évidence si inaccoutumée que la dame russe l'avait regardé par en-dessous et avait déclaré qu'il était sans doute l'hôte le plus étrange que Riva ait connu depuis longtemps."

Impossible ici de faire la moindre hypothèse sur le tirage, reste son étrangeté affirmée. Les têtes, les figures, autrement dit les atouts, les lames majeures, semblent fuir le Dr K, décourageant de ce fait les interprétations, qui s'appuient essentiellement sur ces cartes qu'on appelait triomphes, on l'a vu, au Quattrocento (d'ailleurs la dame russe, contrairement à la jeune génoise, ne hasarde aucune prédiction, se contentant de constater l'insolite, regardant par en-dessous, comme si ce Dr K était éminemment suspect).

Que le Dr K. soit au plus loin du triomphe, voué à observer l'avancée des forces destructrices, on peut encore en voir l'illustration dans la suite immédiate de cet épisode des cartes. Le jour même du départ de l'ondine, le général des hussards émérite, Ludwig von Koch, "devenu entre temps pour le Dr K. une présence faisant partie du décor, agréable et familière, auprès de laquelle il avait espéré se consoler de la perte de la jeune Génoise", se donne la mort, avec son ancien pistolet de service.

Le 6 octobre, à Riva, l'enterrement fut lugubre. Le général n'ayant ni femme ni enfant, la seule personne de sa famille n'avait pu être prévenue à temps. Le Dr von Hartungen, l'une des infirmières et le Dr K. furent les seuls à l'accompagner à sa dernière demeure. Le prêtre, répugnant à enterrer un suicidé, expédia la cérémonie. Dans l'oraison funèbre, il se borna à implorer le Tout-Puissant, dans sa bonté infinie, d'accorder à cette âme taciturne et accablée - quest'uomo più taciturno e mesto, dit l'homme d’Église en levant au ciel un regard réprobateur - le repos éternel. Le Dr K. s'associa à cette prière parcimonieuse et une fois que la cérémonie eut encore été conclue sur quelques paroles bredouillées, il regagna le sanatorium en restant à quelque distance derrière le Dr von Hartungen. Le soleil d'octobre était ce jour-là si chaud qu'il dut retirer son chapeau et le tint à la main en le plaquant contre son flanc." (C'est moi qui souligne)
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* J'ai enfin pu trouver son patronyme sur le net, il s'agit de Gerti Wasner.


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