jeudi 21 juillet 2016

Le chapeau noir de Napoléon

METTERNICH, tournant le chapeau dans ses mains.
Le voilà, ce fameux petit !… Comme il est laid !
On l’appelle petit : d’abord, est-ce qu’il l’est ?
(Haussant les épaules et de plus en plus rancunier.)
Non. Il est grand. Très grand. Énorme. C’est en somme
Celui, pour se grandir, que porte un petit homme !
Car c’est d’un chapelier que la légende part
Le vrai Napoléon, en somme…
(Retournant le chapeau et l’approchant de la lumière pour lire, au fond, le nom du chapelier :)
C’est Poupart !

 Edmond Rostand, L'Aiglon, Scène VIII



Dans le billet précédent, j'ai mis en rapport, à travers la figure de l'Ondine, trois œuvres (Vertiges, Rue des Maléfices, L'amour fou) et trois écrivains (Sebald, Yonnet et Breton). Si, dans cette ternarité, nous retrouvons bien trois jeunes femmes liées à l'élément aquatique et abordées sur le mode de la Rencontre, il convient d'observer que l''homologie n'est cependant pas complète : en effet, si chez Yonnet et Breton, nous nous plaçons au moment même de la rencontre, à son commencement, qui plus est dans le même espace social, le café parisien - "les Quatre-Fesses chez Yonnet, le Cyrano chez Breton -, a contrario, chez Sebald, l'ondine est décrite à la fin de la rencontre, au moment des adieux, sur le quai du départ.

Il me faut maintenant revenir sur cet extrait de Vertiges, pour en faire ressortir des aspects laissés jusque là sous silence pour ne pas nuire à la clarté de l'exposition du thème central. Revenir, oui, d'abord, sur cette étrange théorie de l'amour fragmentaire déployée par le Dr. K. à l'intention de la jeune génoise. Théorie d'un amour d'où le corps est absent. "Si nous ouvrions les yeux , dit-il, nous saurions que c'est la nature qui est notre bonheur, et non nos corps, qui depuis bien longtemps, ont tourné le dos à la nature. Aussi tous les faux amoureux, et il n'y a presque plus  que de ceux-là, ferment-ils les yeux dans l'amour, à moins que, ce qui revient au même, ils ne les gardent grands ouverts, écarquillés de concupiscence."

Retrouvailles donc avec ce thème du regard qui nous poursuit depuis la collision avec le film d'Arthur Harari (et puisque celui-ci est indissociable de la ville d'Anvers, j'en profite pour signaler que le Café des Oiseaux où Jacqueline Lamba donna rendez-vous à minuit à André Breton se situe précisément 12, place d'Anvers)*


Au regard altéré vers l'extérieur correspond une dégradation analogue du regard intérieur : "Et jamais personne n'aura été, dit-il, plus désemparé et aliéné que dans cet état. On n'était alors plus maître de ses visions, mais soumis à une contrainte constante de ressassements et de variations où, comme il ne l'avait que trop souvent éprouvé lui-même, l'image de l'être aimé, à laquelle on essayait de se raccrocher, elle aussi se disloquait." De cette déliquescence, le seul recours est balisé par une métaphore insolite qu'on ne peut laisser passer sans réagir : " Il était au demeurant étrange que lui-même, dans ces dispositions qui de son point de vue confinaient réellement à la foie, n'eût d'autre recours que d'enfoncer en imagination, sur sa conscience perturbée, le chapeau noir du chef de guerre Napoléon." (C'est moi qui souligne)


Pourquoi ici en appeler au couvre-chef napoléonien ? N'importe quel chapeau eût pu convenir. Pourquoi précisément celui-ci ? Sinon que c'est, comme on l'a vu dans une note précédente,  avec Napoléon que Vertiges s'ouvre, sur cette traversée des Alpes avant la bataille de Marengo. Le plus ancien chapeau impérial, conservé au musée de l'Armée,est d'ailleurs celui qu'il portait à Marengo, représenté sur une peinture de David :

Bonaparte franchissant le Grand Saint-Bernard (David, 1801) C'est sur cet événement que débute Vertiges.
 L'histoire de ce chapeau est rien moins que passionnante, pour qui s'intéresse aux symboles et à la force politique des images, car, comme le dit le rédacteur du site napoleon.org, dans "l’imaginaire collectif, Napoléon et son chapeau ne font qu’un. Jamais symbole n’a mieux représenté un personnage historique". Ce chapeau montre le souci de création et de maîtrise de son image très tôt chez Bonaparte : "Alors que la plupart des officiers le portent « en colonne », perpendiculairement aux épaules, Napoléon le porte « en bataille », c’est-à-dire les ailes parallèles aux épaules. Cette tenue simple et sobre tranche avec les uniformes chamarrés des grands officiers et leurs chapeaux emplumés. Elle lui assure d’être immédiatement reconnu par ses troupes sur les champs de bataille."

 
Portrait de groupe des régents de l'hospice des vieillards, 1664, huile sur toile, 172,3 x 256 cm (musée Frans Hals, Haarlem)

Et puisque j'ai évoqué la Hollande à travers Anvers, je ne résiste pas à finir ce billet par cette note de bas de page de l'essai de Paul Claudel sur la peinture hollandaise (idées/arts, Gallimard, 1967), lecture actuelle du Lieu Tranquille : Claudel, dissertant sur le tableau de Frans Hals, Les Régents de l'hospice des Vieillards (1664), qu'il désigne comme "six gentilshommes d'outre-tombe", à commencer par le "gardien du livre qui de profil tient toute l'assistance sous son regard menaçant", "sous un couvercle énorme de ténèbres" appelant donc cette note merveilleusement rédigée :

1. "Les chapeaux ! J'aurais voulu consacrer au moins une phrase à la navigation dans la nuit de ces noirs oiseaux qui ventilent toute la peinture hollandaise comme d'un déploiement d'ailes. C'est l'ombre que nous produisons, la permanence au-dessus de notre front de notre opacité intime."
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* "Ce n'est pas par amour pour la Flandre qu'Anvers est choisi, précise le site Montmartre-secret,  mais parce que cette ville fut le lieu d'une victoire française! En 1832 le corps expéditionnaire français envoyé dans la Belgique en ébullition et en révolution se heurta à une garnison hollandaise stationnée dans la citadelle d'Anvers. Il fit le siège de la ville, bombarda des quartiers où se terraient les civils et offrit la ville aux Belges."

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