Les Ihizi : et si un mythe basque remontait à la Préhistoire ? Telle est la question posée donc en 2012 par les historiens Julien d'Huy et Jean-Loïc Le Quellec. Les Ihizi sont des créatures légendaires habitant les grottes et les défendant contre les visiteurs, ce sont des oiseaux ou des serpents, mais beaucoup plus fréquemment, et étonnamment, des vaches et des taureaux, ou des chevaux et des juments. Les deux auteurs en dressent un inventaire assez impressionnant. Par exemple, on entend parfois les cloches d'un troupeau dans une grotte de Sare gardée par un jeune taureau, un Aatxe - qui est mentionné aussi dans sept autres grottes dont celle d'Akelarre à Zugarramurdi, le village que j'ai évoqué à l'article précédent. Le bouc est l'autre animal cavernicole attesté au même endroit. "Il s'agit manifestement, écrivent-ils, du résultat d'une influence chrétienne : la forme de bouc est celle que prend le plus fréquemment Satan selon Pierre de Lancre dans sa dénonciation des sabbats de sorcières à La Rhune et Zugarramurdi, et le souvenir des événements survenus en ces lieux à cette occasion est conservé par des traditions et coutumes locales qui étaient encore bien vivantes en 1941."
Le juge Rostegui ( Àlex Brendemühl) dans Les sorcières d'Akelarre |
Pierre de Rosteguy de Lancre est précisément ce magistrat français, conseiller du roi Henri IV au Parlement de Bordeaux, qui a inspiré le film Les sorcières d'Akelarre, à travers le récit de sa mission publié en 1612, visant à « purger le pays de tous les sorciers et sorcières sous l'emprise des démons » (récit consultable sur Gallica).
Cette interprétation satanique est venue se superposer à des mythes que le savant espagnol José Miguel de Barandiarán estimait être la conservation des représentations mentales du peuple aquitano-cantabrique du Paléolithique supérieur. Prêtre et scientifique, en quelque sorte l'abbé Breuil de la culture basque, né et mort au même endroit, à Ataun dans le Pays basque espagnol, à l'âge de 101 ans, il a montré qu'il n'y avait pratiquement pas en son pays une ouverture de la terre qui ne soit marquée par la présence d'un animal gardien : "les mythes basques auraient ainsi mis en scène et animeraient le bestiaire des grottes habitées par l'homme préhistorique.(...) Depuis la formulation de cette hypothèse, la permanence des populations basques a été démontrée. (...) On peut donc imaginer que certains thèmes mythiques aient survécu, en même temps que la population, jusqu'à nos jours."
Depuis cet article de 2012, la conviction de Julien d'Huy que certains mythes s'enracinent dans les profondeurs de la Préhistoire n'a fait que se renforcer. La publication de Cosmogonies aux éditions de La Découverte en 2020 marque une étape importante pour la mythologie comparée. Je ne veux pas reprendre ici, ni même résumer, les principales conclusions du chercheur. Je renvoie à l'article qu'il a lui-même donné pour le site Hominidés, ou à la recension très fouillée de l'essai sur le blog de la linguiste Laetitia Pille. Mentionnons tout de même l'hypothèse forte de Julien d'Huy : « Il semble […] exister une corrélation mondiale, mais aussi locale, entre la diffusion des mythes et celle des gènes. […] La phylogénétique des mythes pourrait donc permettre de reconstruire les migrations et les contacts entre populations depuis le Paléolithique. » (p. 24) Ceci conduit le chercheur à établir des arbres phylogénétiques à partir des différentes versions connues de certains mythes dont l'aire de diffusion est souvent immense.
Je me contenterai ici de faire un focus sur ce que Julien d'Huy nomme un interlude, entre deux grands chapitres de son essai, en l'occurrence page 231, Du mythe au conte, où il revient sur la mythologie basque et en particulier sur la déesse Mari. "Elle réactualise, écrit Julien D'Huy, le lien paléolithique unissant la femme et la terre. Elle s'insère aussi dans un système d'échanges avec les humains. Si elle peut déclencher des tempêtes, elle récompense ceux qui croient en elle, en les aidant directement ou en les renseignant.[...] Sous ces différents traits, la déesse pourrait donc perpétuer l'ancienne croyance, paléolithique, en une maîtresse des animaux."
Mari a pour époux Sugaar, qui n'a rien à voir avec le sucre british, et qui signifie "serpent mâle". Lui aussi vit sous la terre, mais en surgit parfois sous forme de boule de feu ou de faucille. À Azkoitia, il rencontre Mari le vendredi (le jour de akelarre ou du sabbat), et donne lieu à des orages. Ce lien femme-serpent est lié à un motif*, "Une femme prend pour amant un serpent ou un reptile. L'amant st tué ou mutilé. La femme et/ou ses enfants se métamorphosent en serpent(s)", qui "avait de très fortes chances d'avoir existé lors de la sortie d'Afrique." Le motif se serait ensuite inversé en Eurasie, "a minima à la fin du dernier maximum glaciaire, pour adopter la forme suivante : "Une femme consent à épouser la créature qui répondrait à ses conditions. Un être repoussant , le plus souvent un serpent, les accepte, et la jeune femme est contrainte de l'épouser."
La fin de l'interlude porte une interrogation sur ce qui distingue contes et mythes. Si pour certains chercheurs, comme Franz Boas, il est impossible de tracer une frontière entre les uns et les autres, d'autres ont opposé, par exemple, le caractère collectif du mythe à celui, individuel, du conte. Il semblerait in fine que la principale différence résiderait dans la valeur accordée à ces deux types de récit. Pour le folkloriste américain William Bascom (1965), "les contes sont des récits en prose considérés comme des fictions alors que les mythes sont des récits en prose qui, dans les sociétés où ils sont racontés, sont considérés comme des récits véridiques racontant ce qui s'est passé dans un passé lointain." En résumé, dit Julien d'Huy, "le conte est un mythe qui n'est plus pris au sérieux."
Que la croyance dans la véridicité des faits rapportés soit donc le point de bascule entre mythe et conte me laisse sceptique. Le caractère fantastique de nombre de motifs mythiques me rend difficile à croire une croyance littérale dans la réalité de ceux-ci. Est-il nécessaire de croire à ses mythes pour en entretenir la flamme ?
Ce soir, je vais voir (et il n'y a rien de prémédité là-dedans) à Equinoxe la pièce de Joël Pommerat, Contes et légendes. Y trouverais-je des réponses à ces nouvelles questions ?
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* Le terme "motif" est "aujourd'hui couramment utilisé par les folkloristes pour désigner les éléments d'une histoire qui se distinguent et se retrouvent de façon récurrente dans les intrigues traditionnelles de nombreux récits et contes populaires. L'entreprise de classement par motifs a culminé avec la somme de Stith Thompson, Le Motif-Index, qui répertorie plus de 20000 motifs principaux en donnant, pour chacun d'eux, la bibliographie essentielle et une idée de leur aire de répartition (Thompson, 1932-1936, 2ème édition révisée t augmentée : 1955-1958)." (p. 35)
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