Un autre thème traverse Nevermore, le roman de Cécile Wajsbrot : celui des cloches. J'y fus d'autant plus sensible qu'il m'a été donné de traiter ce motif à plusieurs reprises, et en particulier en 2017, après avoir vu le premier chef d’œuvre d'Andreï Tarkovski, L'enfance d'Ivan. La première apparition de ce leitmotiv dans le livre est situé à la page 24, qui évoque la pièce musicale composée par le compositeur estonien Arvo Pärt en hommage à Benjamin Britten, qui venait de mourir le 4 décembre 1976 : "Un peu plus de sept minutes trente de musique et de silence s'ouvrant sur trois battements de cloches, le glas qui sonne. Les cordes prennent de l'ampleur tandis que la cloche continue de battre, noyée sous un tapis de cordes ou émergeant, solitaire, le chagrin se déploie en même temps que l'apaisement possible d'une consolation, même si des vagues se succèdent, répétitives, décalées comme dans un canon, cherchant peut-être à traduire la monotonie de la perte qui se déploie à chaque instant." Ce Cantus, je l'avais écouté des dizaines de fois, après avoir acheté l'album Tabula rasa (ECM) à sa sortie, en 1984, fasciné par cette musique minimaliste envoûtante.
"Tintinnabulation - explique Cécile Wajsbrot, ainsi Arvo Pärt définit-il une partie de sa musique, reprenant un mot inventé par Edgar Poe dans son poème sur les cloches pour désigner le son qui se prolonge, après le heurt du bourdon.*" Edgar Poe en effet, dans ce poème publié seulement en 1949, après sa mort, déploie en quatre parties le déroulement d'une vie rythmée par les cloches, du tintinnabulement gracieux des cloches d'argent de l'enfance au funèbre glas.
Hear the sledges with the bells—
Silver bells!
What a world of merriment their melody foretells!
How they tinkle, tinkle, tinkle,
In the icy air of night!
While the stars that oversprinkle
All the heavens, seem to twinkle
With a crystalline delight;
Keeping time, time, time,
In a sort of Runic rhyme,
To the tintinabulation that so musically wells
From the bells, bells, bells, bells,
Bells, bells, bells—
From the jingling and the tinkling of the bells.
Dans sa traduction, Stéphane Mallarmé reprend le terme de Poe en le mettant entre guillemets : "avec la " tintinnabulisation " qui surgit si musicalement des cloches". Le mot n'est pas passé tel quel en langue française, on peut lire dans le Dictionnaire historique de la Langue française (Robert) que le verbe tintinnabuler est dérivé tardivement (1839) du latin tintinnabulum "espèce de crécelle en métal, grelot, clochette", dérivé expressif de tintinnire, tintinnare, variantes expressives de "tinnire", "rendre un son clair". Le CNRTL ajoute qu'on trouve en moyen français la forme tintinnabule « sonnette » (1477, Molinet, Le naufrage de la Pucelle ds N. Dupire, J. Molinet, vie, œuvres, p. 284), directement emprunté du latin, et cite comme première occurrence étymologique un passage de Balzac : "1840 part. prés. (Balzac, P. Grassou, p. 449: un paquet de breloques tintinnabulant)". Il est curieux que ce mot émerge dans les deux langues, anglaise et française, indépendamment, à peu près à la même période, chez Poe et Balzac.
Étrangement, cette synchronicité historique se redoubla pour moi d'une synchronicité de lecture : le second livre emprunté à la médiathèque en même temps que Nevermore (un titre soit dit en passant faisant clairement référence au célèbre poème de Poe, The Raven) était La Disparition du paysage, de Jean-Philippe Toussaint (Minuit, 2021), dont nous devons aller voir en décembre l'adaptation théâtrale avec Denis Podalydès. L'alarme d'un téléphone portable constitue une sorte de basculement dans la vie du personnage, cloué, solitaire, sur un fauteuil roulant dans un appartement d'Ostende :
"Longtemps, j'ai essayé de remonter dans ma mémoire pour essayer de reconstituer les dernières heures de cette matinée, celles qui s’approchent le plus de ce point aveugle, de ce mut infranchissable au-delà duquel tous mes souvenirs sont abolis. Jusqu'à présent, je n'ai réussi qu'à visualiser ma silhouette sur une banquette du Café Métropole, comme si j'étais quelqu'un d'autre, un personnage extérieur à moi-même, mais je ne suis jamais parvenu à revivre cette matinée de l'intérieur pour retrouver mon état d'esprit de l'époque, jusqu'à ce qu'aujourd'hui, à Ostende, l'alarme de mon téléphone se mette à vibrer à côté de moi sur la table de la grande pièce où je me tiens depuis des mois. J'ignore pourquoi cette alarme s'est déclenchée, je n'ai pas souvenir de l'avoir programmée, mais, en entendant ce tintinnabulement de cloches aigu et cristallin de la sonnerie carillon de mon téléphone qui emplit l'atmosphère de la grande pièce d'Ostende, je me retrouve en pensée à Bruxelles à l'aube du 22 mars 2016, quand j'ai entendu ce même son d'alarme insistant monter dans l'obscurité de la chambre à coucher. En entendant, à Ostende, cet appel venu du lointain qui semble me faire signe à travers le temps, je suis alors replongé d'un coup dans la réalité vivante de ce matin de mars, dans la substance sensible de ses heures, et je n'ai plus qu'à me lever mentalement et à me laisser glisser en imagination dans l'écoulement de cette journée en devenir, pour retrouver, intactes, mes penses de l'époque." (pp. 28-29, c'est moi qui souligne)
Le "tintinnabulement" de Poe a inspiré un autre grand musicien, Rachmaninov, qui composa Les Cloches en 1913, poème symphonique pour chœur, voix et orchestre.
"- Peut-être est-ce le glas de l'ancienne Russie et de l'ancienne Europe qui annonçait la perte d'un monde, les millions de morts d'une guerre, laissa-t-il entendre.
- Dans l'exil américain, dit encore Rachmaninov, en perdant la Russie, je me suis perdu. J'ai perdu l'envie de composer." (Nevermore, p. 164)
Dans un article d'Art Press, de janvier 2013, qui évoque Sentinelles, un autre livre de Cécile Wajsbrot, troisième volume d'un cycle, Haute mer, consacré à l'art, il est aussi question de l'aspect musical de l’œuvre, et des thèmes de la perte et de la disparition : "Tous les temps sont réunis dans ce livre musical qui se rapproche d’une pièce pour cordes d’Anton Webern ou du Desert Music de Steve Reich. Minimalisme, amplification du rythme, tension, reprises, avec un jeu sur l’ellipse, l’accélération, l’imprévu d’une réponse, la clarté sèche de l’expression. Tous les temps sont réunis dans ce roman sonore. Le passé et ses cendres, le présent grâce au ballet de la foule qui monte et descend des escalators un soir de vernissage, le futur vertigineux de l’humanité prise dans les filets d’une attente perpétuelle. Apparition, disparition, réapparition de l’individu alors qu’il n’est plus là : « Nous sommes transportés à l’autre bout du monde, dans des pays où nous n’irons jamais, où cependant quelque chose de nous existe lorsque que quelqu’un montre ses photos à un ami. »
Et, au détour d'une phrase, voici que réapparaissait la cloche de Tarkovski :
"Dans les pages de Wajsbrot, la soirée commence à 19 h 30 et s’achève à 22 h 30, intervalle où se succèdent des dialogues sur le réel, la vidéo, le montage, la migration, Bresson et Godard, le silence, la précarité, l’aléatoire, les villes, les sonorités de Tarkovski (« l’eau, une cloche, des chœurs ») [...]"
Andreï Tarkovski, L'enfance d'Ivan |
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* Voir l'article de Léopold Tobisch, sur le site de France-Musique : La musique d’Arvo Pärt et le tintinnabulisme au cinéma.
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