Pour écrire l'article sur le Chien de Goya, je m'étais replongé dans les pages fiévreuses de l'essai de Stéphane Lambert. Et puis j'étais tombé sur ce passage :
"El Aquelarre. Sabbat. Masse agglomérée telle la courbe d'un globe. Bouche épaisse respirant d'un seul souffle haletant. Nombre à un œil. Lumière filtrant dans l'effroi de la nuit. Assemble d'âmes frémissantes." (p. 96)
Le tableau ici décrit, également appelé Le Grand Bouc ou Le sabbat des sorcières est l'une des Peintures noires de la Maison du Sourd. S'étendant sur plus de quatre mètres, elle se trouvait dans le salon, juste à côté du portrait de Leocadia Weiss, la compagne des dernières années de Goya. "Il est possible d'ailleurs, écrit Elke Linda Buchholz, que celle-ci figure dans le tableau : une jeune femme est assise tout à droite, un peu à l'écart de cette assemblée de sorcières. Tout en gardant ses distances, elle regarde la foule qui se presse autour du grand bouc."(Goya, Könemann, 2000, p. 79)
El Aquelarre, 1819-1823, Huile sur enduit transposée sur toile, Musée du Prado |
El Aquelarre, détail |
Leocadia, 1819-1823, Huile sur enduit transposée sur toile, Musée du Prado |
Ce nom Aquelarre retint plus spécialement mon attention : c'est que je venais de voir quelques jours auparavant le film de Pablo Agüero, Les Sorcières d'Akelarre, qui avait reçu pas moins de cinq Goya (la coïncidence était déjà amusante) en Espagne. J'avais interprété cet Akelarre comme le nom du village où se déroulait l'histoire, mais Akelarre (du basque aker : « bouc » et larre : « lande »), est le terme basque pour désigner l'endroit où les sorcières (sorginak en basque) célèbrent leurs réunions et rituels, terme intégré ensuite au castillan (aquelarre).
Le réalisateur s'est inspiré de faits réels qui se sont en réalité déroulés en France (connus par le récit du juge Pierre de Lancre, envoyé par Henri IV pour éradiquer la sorcellerie en pays basque). Il faut bien avouer que les six jeunes femmes accusées injustement de sorcellerie dans le film ne ressemblent en rien à celles de la sinistre assemblée peinte par Goya. C'est même leur beauté et leur jeunesse qui ensorcellent le magistrat de l'Inquisition : ne pouvant prouver leur innocence, elles vont lui donner ce qu'au fond de lui il attend. "Ainsi, explique Sandra Onana dans Libération, le cinéaste imagine-t-il que la plus rouée des suspectes, en petite fille de Shéhérazade, invente et feuilletonne jour après jour le récit du sabbat que le juge veut entendre, et mieux encore, s’achète du temps en organisant pour lui une reconstitution de la messe démoniaque. De la sorcière, ne reste qu’un fantasme, concentré de hantises sexuelles masculines, avec lequel Ana (Amaia Aberasturi) joue la comédie pour échapper au bûcher."
Une autre source d'inspiration est sans aucun doute le procès qui eut lieu à la même époque, en 1610, à Logroño, où trente-et-un habitants du village basque de Zugarramurdi furent accusés de sorcellerie et onze condamnés au bûcher (le réalisateur espagnol Alex de la Iglesia s'inspira lui aussi de cet évènement pour son film, Les Sorcières de Zugarramurdi, sorti en 2014). Le mot Akelarre viendrait précisément du pré qui se trouve à côté d'une des grottes de Zugarramurdi où se tenaient les réunions de « sorcières » - cavernes creusées par la rivière Olabidea, également connue sous le nom de rivière de l'enfer (Infernuko erreka).
La recherche sur Akelarre m'a mené incidemment sur la découverte de la très riche mythologie basque : ainsi m'apparut la déesse mère Mari, dite encore Maya, Lezekoandrea ou Loana-gorri : "Mari vit sous terre, normalement dans une caverne en haute montagne, où elle et son époux Sugaar se rencontrent chaque vendredi (la nuit de l'Akelarre ou le rendez-vous des sorcières) pour concevoir des orages qui apporteront la fertilité (et parfois le déshonneur) à la terre et au peuple." La même notice de Wikipedia d'où j'extrais cette citation précise que l'historien Camille Jullian désigne les XVe et XVIe siècles comme le début de la période à laquelle le catholicisme s'est imposé au Pays basque : "La christianisation tardive, dans ces parties éloignées des voies d’accès romaines, a pu être la raison de la survivance de la religion basque primitive, jusqu’à des périodes très récentes en comparaison du reste de l'Europe." On comprend que cette persistance du paganisme a inquiété les autorités aussi bien espagnoles que françaises, et que la sorcellerie était le prétexte tout désigné pour éradiquer ces mythes et ces rites qui demeuraient vivaces dans la pratique autochtone.
En note, on trouvait même un lien vers un article de Julien d'Huy et Jean-Loïc Le Quellec, « Les Ihizi : et si un mythe basque remontait à la préhistoire? », Mythologie française, no 246, , p. 64-67. Et cela piqua aussitôt ma curiosité car, à quelque temps de là, j'ai lu justement l'essai passionnant de Julien d'Huy, Cosmogonies, La Préhistoire des mythes, (La Découverte, 2020), préfacé par Jean-Loïc Le Quellec. Une nouvelle piste s'ouvrait là, que je me réserve de défricher dans le prochain article.
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