« Poursuivre tout ce qu’on entreprend raisonnablement, considérer comme raisonnable toute inspiration harmonisée avec nos forces, s’adaptant à la réalité connue et susceptible d’accroître la connaissance que nous en avons, y être à la fois hardi et prudent, savoir oser, savoir peser, savoir persévérer, n’est-ce pas le secret qui conduit à cette parcelle de vérité qu’il dépend de nous de conquérir. »
Abbé Henri Breuil, « Quarante ans de Préhistoire », Bull. SPF, 1937, n° 1, p. 1-16.
J'ai repris le chemin de l'écriture, je l'ai dit, sans avoir une vue d'ensemble, avançant au jugé. Je m'étais tout de même donné un repère, un motif à aborder, mais même cela n'a pas été respecté : j'ai été conduit à évoquer les détails d'une découverte et le motif, à peine évoqué, a été oublié (mais j'y reviendrai). C'est que cette histoire de la grotte des Combarelles, immédiatement suivie de celle de Font-de-Gaume, au début du siècle précédent, j'en ai vite saisi l'importance : quelque chose de crucial me semble se jouer là, en Dordogne, dans le triangle de personnalités qui y émerge. A l'une des pointes, l'abbé Breuil. Mais cette dénomination est somme toute trompeuse : en disant "abbé Breuil", on imagine vite un de ces ecclésiastiques au ventre rebondi, forcément âgé, ensoutané bien évidemment, or Henri Breuil n'a que vingt-quatre ans lors de l'expédition des Combarelles. Ordonné prêtre le à Saint-Sulpice, il a obtenu assez vite de ne pas être attaché à une paroisse, grâce à l'évêque de Soissons que connaît bien son grand-père maternel, ancien sous-préfet. Henri Breuil est en effet issu d'une famille aisée, comptant beaucoup d'ascendants aristocrates. Ce qui n'est pas le cas de l'instituteur Denis Peyrony, fils d'agriculteurs. Le troisième larron, Louis Capitan, est le plus âgé, 47 ans en 1901. Élève de Gabriel de Mortillet - concepteur d'une nomenclature des périodes du Paléolithique qui est encore peu ou prou celle qui fait autorité, inventeur donc, entre autres, du terme Magdalénien -, chef de clinique à l'Hôtel-Dieu, il s'était rendu pour la première fois en Périgord en 1892 ou 1993, grâce au Dr Boudy, de Montignac (dont je n'ai retrouvé aucune trace sur le net). C'est l'année suivante qu'il s'attache les services de Denis Peyrony.
Statuette féminine dite la Vénus de Sireuil, Paléolithique supérieur - Gravettien - |
Je tiens ces informations d'une nécrologie de la Société des Américanistes, publiée en 1929. On y trouve quelques détails supplémentaires sur la découverte des Combarelles :
Cela laisse rêveur : si le paysan n'avait pas apporté la statuette (que l'article ne désigne pas encore par l'appellation "Vénus de Sireuil") à Denis Peyrony, si le terrassier recruté chemin faisant n'avait pas été le gendre du propriétaire des Combarelles, si ce terrassier n'avait pas révélé au trio que la caverne comportait des "formances" et des "bêtes", la découverte des Combarelles n'aurait pu avoir lieu cette année-là. Je ne doute pas un seul instant qu'elle aurait été tôt ou tard repérée, mais il y a tout de même ici une sidérante conjonction d'aléas. Je note au passage qu'à strictement parler la découverte des gravures n'est donc pas le fait de Breuil ou de Peyrony, mais bien des habitants de l'endroit, bien au courant de la présence des "bêtes". Notre trio ne fait en somme - mais c'est considérable aussi - que porter à la connaissance du monde savant, et ultérieurement au monde entier, l'existence de cet art pariétal dont les paysans périgourdins ne pouvaient envisager l'ancienneté.
Et si Peyrony ne tarde pas dans la foulée à découvrir Font-de-Gaume, c'est à mon sens que la trouvaille des Combarelles provoque chez lui une illumination : cette grotte qu'il a explorée dans sa jeunesse (au point qu'on le soupçonne d'y avoir apposé un graffiti), il en saisit tout à coup l'importance.
Notre guide de Font-de-Gaume évoqua plusieurs fois l'abbé Breuil, en vantant son "œil" exceptionnel. Il voyait des choses là où les autres ne voyaient rien. Dans ces cavernes obscures, où les gravures souvent enchevêtrées les unes dans les autres ne peuvent être appréhendées que par une lumière rasante, sa vista fut providentielle. C'est aussi ce que confirme Arnaud Hurel dans un article de la revue pour l'histoire du CNRS, Un prêtre, un savant dans la marche vers l’institutionnalisation de la préhistoire. L’abbé Henri Breuil (1877-1961) :
"Son œuvre repose essentiellement sur lui-même et, tout d’abord, sur une mémoire visuelle exceptionnelle et un coup d’œil sans équivalent, qui lui permettent, parfois à des années de distance, de faire des rapprochements insoupçonnés entre des pièces dispersées, l’ensemble étant servi par un remarquable talent de dessinateur. Suivant en cela les premiers conseils d’É. Piette, qu’il appliquera tout au long de sa carrière, il veut voir par lui-même le plus grand nombre de sites, pouvoir manipuler les pièces, ébaucher des associations, procéder à des comparaisons. Quand il le peut, il esquisse sur-le-champ un croquis de l’objet, sinon il fait confiance à sa mémoire pour en restituer les éléments essentiels. Pour ses premières recherches, il passe de longues heures à étudier, voire à classer, les collections du Muséum national d’histoire naturelle, du British Museum, des musées de Saint-Germain-en-Laye, Toulouse, Périgueux, Agen, celles d’É. Piette et Harlé, etc. En 1904, à H. Obermaier qui vient à Paris étudier la préhistoire et lui demande que faire, il répond : « Oh très simple ! Parcourir la littérature, voir les collections à Paris et en province, et aussi les collectionneurs, les fouilleurs et les sites. »
Une vidéo de 2016, réalisée lors d'un colloque au Musée de l'Homme, animé précisément par Arnaud Hurel, nous en dit plus sur les méthodes d'Henri Breuil et sa pratique du dessin :
Une nouvelle fois, j'ai fait l'impasse sur le motif que je voulais aborder. Ce sera donc pour la prochaine (enfin, peut-être).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire