vendredi 3 septembre 2021

Camera obscura

Le moment est venu d'aborder ce fameux motif dont je diffère la discussion depuis deux articles. Il me faut pour cela revenir à la seconde citation de Roberto Calasso, et, plus précisément, à la fin de celle-ci : "Par moments, au fond de boyaux de roches où seule une personne pouvait se faufiler, celui qui dessinait dans la première camera obscura observait le prodige de la forme qui affleurait de ses mains, à peine visible."

Si, le 10 août dernier, je frémis en lisant ces lignes, c'est que ce thème de la camera obscura (autrement dit de la "chambre noire") n'a cessé de se présenter à moi dans les derniers jours. Et tout d'abord dans l'essai de l'historienne de l'art Svetlana Alpers, L'art de dépeindre, La peinture hollandaise au XVIIe siècle, que j'avais pu récupérer dans les magasins de la médiathèque. Alpers, dont les travaux m'étaient jusque-là complètement inconnus, s'était soudain doublement manifestée à travers un article du géographe Alexis Metzger et l'essai d'Estelle Zhong Mengual, Apprendre à voir. Dans son premier chapitre consacré au poète et homme d'état Constantijn Huygens, l'historienne cite ce passage d'un commentaire de son poème le Daghwerk (La Tâche quotidienne), où il s'adresse à sa femme :

"J'ai d'agréables nouvelles dont je te ferai part dans notre maison. Tout comme dans une pièce où l'on a fait l'obscurité, on voit à travers un verre tout ce qui se passe au-dehors (mais inversé) grâce à l'action du soleil."

"Ce commentaire, explique Alpers, montre clairement que le verre dont il parle est une "chambre noire". On appelait ainsi couramment un dispositif qui permettait à la lumière de passer à travers un trou (souvent garni d'une lentille en verre) percé dans une boîte ou dans le mur d'une pièce obscure et de projeter sur une surface quelconque une image du monde extérieur."(p. 46) 

Johan Van Beverwyck, expérience de chambre obscure (XVIIe s.), Schat der Ongesontheyt, vol. II, Wercken der Genees-Konste, Bibliothèque royale de La Haye, Amsterdam, 1667.

Svetlana Alpers en appelle alors à une illustration tirée d'un manuel de médecine hollandais de la fin du XVIIe siècle, sur laquelle elle revient au chapitre suivant :

"Deux messieurs fort dignes se tiennent dans une pièce obscure dans laquelle l'un des murs est percé d'un trou destiné à laisser passer la lumière, ce trou est équipé d'une lentille. Ces deux personnages tiennent une feuille de papier sur laquelle se projette l'image du paysage extérieur - promeneurs, arbres, bateaux sur une rivière, tout cela est entré à l'intérieur de la pièce -, et ce pour la délectation de ces messieurs. Van Beverwyck raconte qu'il avait installé ce dispositif dans la tour de sa maison de Dordrecht, et qu'il y projetait sur le mur, ou sur une feuille de papier, l'image des gens qui déambulaient la long de la Waal et celle des bateaux aux drapeaux multicolores. Et voilà, nous dit-il, comment la lumière entre dans l’œil. [...] L'illustration de Van Beverwyck est une sorte de reconstitution domestique de la peinture hollandaise. Cela pourrait aussi bien être une vue de Delft. Cette image du monde non encadrée, comprimée sur un morceau de papier, sans spectateur pour fixer une position, une échelle humaine, qui met l’œuvre à notre mesure, à notre portée, évoque à la fois l’œil de Kepler et l'image de Vermeer." (pp. 91-92)

La référence à Vermeer n'est pas fortuite. L'américain Joseph Pennell est le premier à avoir suggéré, en 1891, que Vermeer avait employé une camera obscura, s'appuyant sur le tableau du Soldat et jeune fille souriant : l'homme au premier plan apparaît presque deux fois plus grand que la fille en face de laquelle il est assis – exactement comme la scène apparaîtrait sur une photographie.

Soldat et jeune fille souriant,  Johannes Vermeer, 1657, New York, Frick Collection

Ceci ne saurait par ailleurs relativiser le génie de Vermeer. Alpers rappelle que, "si l'on considère l'utilisation d'un appareil pour produire l'image entière d'un tableau, les tentatives faites pour prouver que Vermeer s'est servi de la chambre noire se sont révélées décevantes." (p. 72) Et la peintre Anne Jelley, dans son livre  Traces de Vermeer (2017),  écrit: « L'image de la camera obscura n'est qu'une projection. Capturer et transférer cela sur la toile nécessite des compétences, du jugement et du temps; et son produit ne peut que faire partie du processus de fabrication d'une peinture. Nous ne pouvons jamais savoir si Vermeer a fonctionné de cette façon; mais nous devons nous rappeler qu’il ne s’agit pas d’un processus insensé, ni d’un raccourci vers le succès. » Cette question a en tout cas suscité une littérature très abondante, comme en témoigne cette page-inventaire .

Je ne m'appesantirai pas plus longtemps sur cette question, désirant surtout déployer les occurrences de la camera obscura dans ma propre recherche. Après Roberto Calasso et Svetlana Alpers, c'est Jean-Christophe Bailly qui est concerné, à travers la troisième aventure galloise de son livre Saisir. Troisième aventure dédiée à W.G. Sebald, dont une partie importante du dernier roman, Austerlitz, se déroule en effet au pays de Galles. Or, cette partie s'ouvre sur l'évocation de la grande station balnéaire d'Aberystwyth, au fond de la baie de Cardigan, dont Bailly explique que "la vraie curiosité, outre un petit musée local où l'on peut voir entre autres la photo, prise vers 1900, d'un éléphant prenant un bain de mer sur la plage, c'est la camera obscura."

"Annoncée sans beaucoup de tapage comme étant la plus grande du monde, cette attraction est présentée dans une chambre circulaire qu'éclaire un trou zénithal où a été placée une lentille tournante dont on peut régler l'orientation, l'image étant projetée sur un cercle horizontal de 1,20 mètre de diamètre protégé par une sorte de rampe et autour duquel on peut évoluer. [...] Les maisons, la courbe de la plage et les petites vagues qui viennent y mourir, les voitures et les passants qui se déplacent, irréels et lointains, semblent happer par une pince mélancolique qui immobiliserait le temps  tout en le laissant couler : oui, c'est ce suspens mobile où la distance opère un effet de ralenti, c'est cette confusion complète entre la réalité et l'illusion qui sidèrent. On est à la fois au bord de la mer, devant un paysage urbain très beau, et dans une bulle imaginaire semblable à celle décrite par Raymond Roussel* à partir d'une vue sous verre enfermée dans le manche d'un porte-plume." (p. 176)

Looking through the Camera Obscura on Constitution Hill into Aberystwyth,
Picture: Stuart Anderson 

Dans une longue parenthèse suivante, Bailly, tout en se défendant de forcer les choses, suggère que les images projetées dans la chambre noire et celles que depuis sa terrasse napolitaine Thomas Jones a visionnées ne sont pas sans rapport : "Que la peinture de plein air, portée à son intensité la plus grande, ait été en phase avec ce qui se préparait du côté des images obtenues par imprégnation à distance, c'est là un fait d'histoire, mais c'est malgré tout à quelque chose de plus secret, de plus étrange, que je pense, et au bout de cette pensée c'est la pensée qui devient elle-même la chambre noire, la salle obscure où tout vient s'inscrire et s'effacer - mais ce film sans fin tourné en nous devant nous et qu'en un sens on connaît depuis Platon, il aura appartenu à quelques-uns de le voir et de le montrer en premier, séquence après séquence, et ici Thomas Jones est sur le chemin.)" (pp.178-179)

Thomas Jones, Un mur de Naples, huile sur papier, vers 1782.

Quel rapport, dirons-nous maintenant, avec Sebald ? Aucun, a priori (il l'avoue lui-même), mais Jean-Christophe Bailly a l'art de conjuguer les choses au conditionnel :

"Cette propension du réel à nourrir l'illusion, et de l'image à installer cette illusion comme une vérité pourtant impalpable, ce sont là les traits mêmes, alliés à une méditation continue sur la nature des souvenirs qui ont alimenté l’œuvre de W.G. Sebald. Or s'il arpenté une bonne partie de l'Angleterre et du pays de Galles, ses écrits, à ma connaissance, ne font pas état de la camera obscura d'Aberystwyth, qui l'aurait sans doute intéressé, voire ravi, et qui aurait pu fournir un écho direct à cette autre chambre d'enregistrement qu'il décrit dans un chapitre des Anneaux de Saturne, la Sailors's Reading Room de Southwold, dans le Suffolk."
Avant de conclure pour aujourd'hui, une petite observation en guise de retour sur la première mention de la camera obscura** chez Calasso : le peintre magdalénien, au fond de son boyau de roches n'est pas à proprement parler dans un dispositif optique comparable. En effet, la chambre noire dispose d'un trou vers l'extérieur, par où l'image se projette. Il n'y a rien de tel dans la caverne, dont l'obscurité est seul rompue par la lueur des lampes à graisse.

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* Autres références littéraires à ce porte-plume à "vue" :

"Alain-Fournier dans son roman Le Grand Meaulnes insère une référence à cet objet: « Ce furent d’abord les porte-plume « à vue » qu’il tira pour écrire sa dictée. Dans un œillet du manche, en fermant un œil, on voyait apparaître, trouble et grossie, la basilique de Lourdes ou quelque monument inconnu. » Robert de Montesquiou dans La Divine Comtesse évoque lui aussi le porte-plume: « …en clignant de l’œil, de cet effort désespéré qu’exigent, de nos regards, des porte-plumes suisse, pour nous faire admirer, au sommet de leur ivoire ajouré, ou de leur bois sculpté, un paysage minuscule…« . Tout comme Proust dans A la recherche du temps perdu, dans la troisième partie « Noms de pays: le nom » du tome 1: « dans le nom de Balbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu’on achète aux bains de mer, j’apercevais des vagues soulevées autour d’une église de style persan »." Voir ici  et aussi l'analyse de Jean-Pierre Montier.

** A vrai dire, j'avais une quatrième occurrence de la camera obscura, dans le catalogue de l'exposition J'aime les panoramas/S'approprier le monde, co-organisé par le musée Rath de Genève et le MuCEM de Marseille, en 2015 (catalogue déniché chez Noz, à l'époque féconde où le magasin recelait des merveilles - ce n'est plus vraiment le cas aujourd'hui). Dans la contribution de Bernard Comment, Panoramas, l'histoire d'un siècle, on pouvait ainsi lire  que "le panorama tire sa spécificité d'un dispositif fondé sur la position centrale du spectateur qui observe le monde, le paysage, la scène non pas frontalement mais depuis son beau milieu En cela il est l'achèvement par totalisation du dispositif perspectif inventé à la Renaissance, qui suppose le sujet occupant un point (appelé aussi le "point dû") à partir duquel se construit la représentation de la réalité sur le modèle contemporain de la camera oscura."

A mon sens, Comment commet une double erreur : comment tout d'abord parler de modèle contemporain de la camera obscura quand le principe est décrit déjà chez Aristote et le Chinois Mozi au IVe siècle avant notre ère, et repris au Moyen Age par Bacon et Guillaume de Saint-Cloud ? Ensuite, Svetlana Alpers montre bien que la peinture hollandaise se définit justement en opposition au modèle italien, albertien, fondé sur la position centrale du spectateur. Rappelons l'illustration de Johan Van Beverwyck : "Cette image du monde non encadrée, comprimée sur un morceau de papier, sans spectateur pour fixer une position, une échelle humaine, qui met l’œuvre à notre mesure, à notre portée, évoque à la fois l’œil de Kepler et l'image de Vermeer."

 

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