dimanche 8 août 2021

Immense embardée vers le ciel

Trois ans avant la redécouverte de son œuvre lors d'une vente chez Christies, fut publiée en 1951 l'autobiographie de Thomas Jones, Memoirs of Thomas Jones of Penkerrig, qu'il rédigea en 1798, en  reprenant les pages de son Journal. Jean-Christophe Bailly s'appuie volontiers sur cet écrit dont il affirme qu'il est porté de  bout en bout "par le sceau de cette véridicité dont les petites peintures napolitaines (et quelques autres) sont l'affirmation souveraine." Il revient notamment sur certaines anecdotes qui montrent un Thomas Jones en jeune peintre bien éloigné du portrait qu'en traça plus tard Francesco Renaldi ; il parle même de "scènes visionnaires" qui ponctuent le cours des Mémoires. Ainsi celle des funérailles de la femme de son ami William Pars, qui mourut à Rome au mois de mai 1778, "ce qui entraîna Pars, dit Jones qui resta alors trois semaines auprès de lui, au bord de la folie."

"Tous les artistes anglais qui séjournaient à Rome, c'est-à-dire 18 ou 20 personnes, prirent part à la procession en portant des torches. Ce fut BANKS, le sculpteur, qui fit le service, Les Romains venus en grand nombre se comportèrent avec la plus grande dignité et un profond silence fut observé. La scène fut grandiose et saisissante. La lune, cachée juste derrière la tombe de Caius Sextus, jetait une lumière argentée sur tous les objets alentour, sauf à l'endroit où cette grande pyramide sombre projetait son ombre imposante sur la Place où la cérémonie se déroulait, à la lumière crépusculaire des torches." (p. 82)
William Pars, Le glacier du Rhône et la source du Rhône vers 1770-1771, aquarelle et encre de chine 33 × 48,4 cm, Londres, The Trustees of the British Museum

Thomas Jones était à Naples lorsqu'il apprit la mort de Pars, quatre ans plus tard, en octobre 1782, à la suite d'une congestion contractée pour être resté trop longtemps dans l'eau de la grotte de Neptune à Tivoli. Jean-Christophe Bailly s'avise, après avoir rapporté la scène romaine, qu'à l'instar d'autres récits des Mémoires, comme celui d'un accident de cabriolet qui vit Jones échapper à une noyade lors de la traversée d'une rivière ou celui d'une bagarre sur les rives de la Tamise, qu'il s'agissait chaque fois de visions nocturnes :

"Or s'il fallait trouver une traduction picturale à ces récits tirés de la nuit, c'est du côté de Goya peut-être (qui est l'exact contemporain de Jones) ou tout au moins d'une certaine matière noire de la peinture qu'il faudrait se diriger. Et aucunement du côté que regardent et qu'éclairent les œuvres de Jones lui-même, ce qui revient à dire que ce que Jones savait parfaitement dépeindre, il ne le peignit pas. C'est même le contraire qui se produit , tout se passant comme si Jones avait délibérément placé son art  et ce qu'il en attendait sous le soleil de la Raison, non de façon raide et dogmatique, mais du fait même de l'inquiétude qui le portait. Que le sommeil de la raison, selon l'adage d'un des plus célèbres Caprices de Goya, engendre des monstres, Jones certainement en était persuadé, mais contrairement au grand génie espagnol dont il ne connaît sans doute même pas l'existence, il se refusa à aller voir du côté des ombres et de la nuit, où à se transporter avec les noyés, les fous, les morts, les ivrognes, sur des rivages que pourtant la vie lui avait fait connaître." (pp. 82-83)

Source : Wikipedia

C'est donc la seconde fois que Jean-Christophe Bailly en appelle à Goya, mais c'est ici pour mieux relever un contraste, car ce que recherche Jones au fond c'est "la transparence du jour". Et c'est du côté d'une autre amitié italienne qu'il va trouver un renfort, celle de Giovanni Battista Lusieri (1755 - 1821), dont les grandes vues panoramiques, à l'instar des aquarelles de Pars, sont "marquées par une forme d'attention au réel qui combine de façon étonnante la précision des détails à une sorte d'idéalisme magique."

Giovanni Battista Lusieri (Italian - A View of the Bay of Naples, Looking Southwest from the Pizzofalcone Toward Capo di Posilippo ) Vue sur Google Art Project

Et ce que Bailly affirme c'est qu'il n'en va pas "d'un détail, très petit, de l'histoire de l'art" mais d'un virage pris par la peinture occidentale : "Et ce qui apparaît, comme horizon de ce virage, c'est l'horizon lui-même, c'est la ligne d'infini qui infinit et ouvre l'étendue. C'est ce que l'on voit dans les grands panoramiques de Lusieri, de façon plus nette que chez aucun autre artiste de l'époque, c'est cette ouverture du monde à lui-même, c'est cette immense embardée vers le ciel que la peinture est en train d'accomplir, selon un mouvement ample et serein qui est celui de la Raison, ivre de ce vide qui sous ses yeux ne fait plus retentir les échos de la présence divine. Et ce sont non seulement Dieu et ses saints et tous les récitatifs puissants de la geste biblique qui sont écartés, mais aussi, d'une certaine façon les hommes, du moins en tant qu'ils étaient les comparses de cette geste ou de celles, antérieures et retrouvées, des mythologies antiques. Un champ de ruines - et des paysages à perte de vue, tel est le panorama." (p .86)

Voire. On peut objecter tout d'abord à Jean-Christophe Bailly que les panoramas de Lusieri ne sont pas que paysages : sa vue de la baie de Naples ici reproduite comporte des dizaines de personnages, qui effectivement ne sont plus des comparses de la geste biblique mais des hommes et des femmes tout simplement saisis dans leur labeur quotidien ou le loisir d'une promenade.

Lusieri (détail)

D'autre part, cette immense embardée vers le ciel ne s'est-elle pas déjà opérée avec le Siècle d'or hollandais, comme nous l'avons vu par exemple avec Ruisdael à la chronique précédente ? Alexis Metzger, dans son article Art et science des nuages au Siècle d'or hollandais, a bien montré que les nuages y sont peints pour eux-mêmes, en dehors de toute visée symbolique. Il s'appuie notamment sur la grande étude de l'historienne de l'art Svetlana Alpers, L'art de dépeindre (Gallimard, 1990). Or, la même Svetlana Alpers, dont je venais de découvrir l'existence avec l'article du géographe, j'ai eu la surprise de la retrouver lors de la lecture que je venais d’entreprendre d'une autre historienne de l'art, Estelle Zhong Mengual, avec son Apprendre à voir, Le point de vue du vivant (Actes Sud, 2021). A l'occasion de l'essai d'interprétation d'un grand tableau d'Albert Bierstadt, peintre de la Hudson River School, cette école de peinture américaine qui se développe dans la seconde moitié du XIXe siècle, A Storm in the Rocky Mountains, Mt Rosalie (1866)*.

Albert Bierstadt - A Storm in the Rocky Mountains, Mt. Rosalie, 1866, huile sur toile, Brooklyn Museum, New York

Estelle Zhong invite à une suspension de l'empressement à l'interprétation symbolique. Relevant la grande similarité picturale entre la Hudson Rover School et la peinture flamande du XVIIème siècle étudiée par Alpers, elle propose une autre approche. Nous y reviendrons.

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* Il est regrettable que la reproduction du tableau de Bierstadt dans le livre soit si sombre que les détails analysés par Estelle Zhong en deviennent difficilement perceptibles. L'image proposée par le Brooklyn Museum est bien plus lumineuse et restitue avec bonheur la clarté fantastique qui précède l'orage.

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