mardi 31 août 2021

De la Vézère et du Magdalénien

Comme je m'y attendais, la coupure d'une semaine a tari le flot de résonances autour du Mont Analogue de René Daumal. Mais ces sept jours en Dordogne ont provoqué d'autres échos, ouvert d'autres pistes, si bien que j'ai une nouvelle fois bien du mal à traiter ces nouveaux afflux. Au point que j'ai laissé passer une nouvelle semaine sans rien publier, ne sachant pas vraiment par où commencer. Je m'y risque aujourd'hui avec l'objectif très modeste de défricher une parcelle de territoire, sans aucune perspective globale.

Notre camp de base était établi entre Montignac et Les Eyzies, autrement dit deux hauts-lieux de la Préhistoire, sur les rives de la Vézère. La Vézère, dont la beauté est comme reflété par ce nom magnifique. Les hydronymes sont parmi les noms les plus anciens de notre langue, remontant souvent à des origines préceltiques ; ainsi la Vézère (en occitan, Vesera) proviendrait de Vizara ou Izara, formé de deux racines ligures accolées. La première, viz ou iz, signifiant vallée creuse, et la seconde, ara, voulant dire cours d'eau (voir ici). Le V initial exprime à lui seul la concavité de la vallée, me rappelant le double V présent dans le nom de la Vauvre, la rivière de ma commune natale, où vient se jeter le ruisseau du Périgord, plus près encore de la ferme des grands-parents maternels (et l'on ne saura jamais, je le crains, l'origine de ce nom qui n'apparaît que sur les plus anciennes cartes d'état-major).

Le ruisseau du Périgord (Crozon-sur-Vauvre)

Le Z lui aussi semble participer de ce destin évocatoire, en dessinant (il faudrait en adoucir les angles) les méandres de la rivière (les R disent à leur tour les eaux roulées par le courant). Enfin, le plus beau encore n'est-il pas ce triptyque de E ? les deux premiers, accentués, comme écume et embruns au-dessus de la surface, le troisième, formidable e dit muet qui laisse pourtant la rumeur du flot se prolonger au loin, un bruissement que l'on retrouve dans un autre nom remarquable : la Madeleine. Dont l'abri sous roche, dans un des méandres justement de la Vézère, exploré en 1863 par Edouard Lartet et Henry Christy, donna son nom à la culture dite magdalénienne (1869, Gabriel de Mortillet). Nous ne vîmes pas le site préhistorique (qui n'est pas visitable), mais le village troglodytique, juste au-dessus, creusé dans la falaise (habité jusqu'au XIXème siècle et abandonné par ses habitants lorsque l'arrivée du train ruina le commerce des gabarres sur la Vézère).

Le "Bison se léchant", bois de renne, La Madeleine, (Tursac, Dordogne) Vers 13 000 avant J.-C.

Dans mes bagages, je n'avais pas emporté tous les livres consultés ces dernières semaines, mais j'avais tenu à faire suivre Le Chasseur Céleste de Roberto Calasso. Dont je rappelle cette citation de la page 28, qui fut en somme à l'origine de la cascade de résonances :

"De ceux qui vécurent durant le Magdalénien et peignirent des parois rocheuses en Dordogne, nous ne pouvons sans doute pas dire grand chose. Mais au moins ceci : ils savaient dessiner avec une stupéfiante justesse, rarement égalée durant des millénaires. A l'improviste - et partout : en Égypte, au nord de l'Espagne, en France, en Angleterre : à Creswell, l'extrême limite avant les masses de glace. Pourquoi cela eut-il lieu ? Il serait hasardé d'y répondre. Mais si le dessin est un acte de l'intelligence, celle des Magdaléniens devait être très grande. Et peut-être possédaient-ils quelque chose en commun avec les baleiniers qui, avant de partir, attendent de voir une baleine en rêve. Si elle ne leur était pas apparue, ils n'auraient jamais pu la rencontrer dans la réalité." [C'est moi qui souligne]

A l'envers de cette page 28, page 27 donc, il y avait cet autre paragraphe, essentiel :

"Un jour, un jour qui ne dura pas moins de vingt-cinq mille ans, les hommes du Paléolithique supérieur commencèrent à dessiner. Quoi donc ? La question du choix ne se posait même pas : les animaux étaient le seul sujet possible. Les animaux étaient la puissance en mouvement, qui frappait ou qu'il fallait frapper. Il ne s'agissait pas de magie, comme le penseraient malencontreusement les modernes. On se transformait en animal, on échappait à l'animal en se transformant. L'animal et qui le dessinait appartenaient au même continuum de formes. Ce fut le moment où la pression des puissances imposa la discipline esthétique la plus sévère : la ligne, pour être efficace, devait être juste. Ingres les aurait approuvés. Si la ligne n'était pas juste, la puissance n'était pas évoquée. Par moments, au fond de boyaux de roches où seule une personne pouvait se faufiler, celui qui dessinait dans la première camera obscura observait le prodige de la forme qui affleurait de ses mains, à peine visible." [C'est moi qui souligne]

Nous avons pu observer, très émus d'être au plus près de ces témoignages inouïs du génie humain, une semblable configuration à la grotte des Combarelles*, (que l'on ne visite que sur réservation, par petit groupe de sept personnes maximum). L'artiste magdalénien y progressait à quatre pattes. L'histoire de sa découverte vaut le détour.

C'est en 1901, le 8 septembre, il y aura donc bientôt 120 ans, que l’instituteur Denis Peyrony (qui découvrira en 1911 le célèbre Bison se léchant le flanc) et l’abbé Henri Breuil se rendent à la grotte des Combarelles, près des Eyzies de Tayac en Dordogne. Un premier site consulté me livre les informations suivantes : "Le propriétaire se sert de l’entrée de la cavité comme d’une grange. Selon la légende, les deux archéologues avaient entendu dire qu’en grattant avec sa patte, son cheval avait découvert des outils de silex. L’abbé Breuil se faufile par une chatière naturelle, avant de ramper sur près de 240 mètres le long d’un étroit boyau. Sur les 70 derniers mètres du couloir, au milieu de stalagmites et de concrétions de calcaire, le jeune abbé découvre des entrelacs de près de 600 gravures et dessins tracés, il y a plus de 10 000 ans." L'abbé aurait été le seul à entrer dans la grotte... Cela me semble un peu étrange. Une autre publication, plus sérieuse, d'Eléna Paillet, dans la revue Paléo, rapporte que c'est au retour d'une excursion sur le lieu de découverte de la Vénus de Sireuil, l’une des rares représentations féminines préhistoriques en ronde-bosse connues en Périgord, que le trio Peyrony - Breuil - Capitan (docteur en médecine et membre de la Commission des Monuments préhistoriques) "rencontre Armand Pomarel, habitant du petit vallon des Combarelles où s’ouvre la grotte de « Mantoune ». Sur ses conseils, ils s’y engagent, munis d’éclairages de fortune. Malgré les difficultés de progression, la voûte n’étant parfois qu’à quelques dizaines de centimètres du sol, ils découvrent les premières gravures, à environ 120 mètres de l’entrée. Nous sommes le 8 septembre 1901 et l’art pariétal périgourdin va bientôt être officiellement reconnu."

Le vallon des Combarelles, cliché D. Peyrony, Musée national de Préhistoire, fonds iconographique D. Peyrony.


Elena Paillet écrit ensuite que le trio convient de présenter rapidement cette découverte :  "H. Breuil et L. Capitan repartent et préparent la communication… à laquelle D. Peyrony ne sera pas associé et dans laquelle il n’est pas plus cité. Cette communication, lue à l’Académie des Sciences (section des sciences naturelles) par Henri Moissan le 16 septembre 1901, est pourtant déjà très détaillée. Un premier inventaire des représentations (64 figures entières, 43 têtes animales) est fourni et les auteurs indiquent par ailleurs avoir « calqué une quinzaine des plus belles » (Capitan et Breuil 1901a)."

Du 8 au 16 septembre, en effet, ça ne traîne pas... Peyrony, resté seul, en profite néanmoins pour
revoir les « trous » qu’il connaît pour les avoir parfois fréquentés enfant, et c'est ainsi qu'il se rend à la grotte du Sourd, également nommée Font-de-Gaume.**

"Après une déambulation dans la première partie de galerie, dont les parois sont aujourd’hui presque entièrement vierge (Roussot, Aujoulat et Daubisse 1983), il franchit le passage étroit qui sera surnommé plus tard le Rubicon et identifie des figures animales. Il prévient immédiatement L. Capitan et H. Breuil : « Je viens de découvrir, aujourd’hui même, dans une autre grotte, des peintures de toute beauté, mais malheureusement un peu dégradées par les inscriptions mises par les visiteurs. J’ai remarqué un grand bouquetin, plusieurs bisons, une antilope. Il y a quelques gravures mais elles sont moins profondes que celles des Combarelles. J’écris en même temps au Dr Capitan. S’il ne peut revenir je voudrais bien que vous fassiez comme moi le sacrifice d’une partie de vos vacances. Pensez-vous que le Docteur en sera très heureux cela complètera très bien la découverte des Combarelles. Il ne faut pas laisser échapper une si bonne occasion d’être utile à Mr Capitan. ». Les deux scientifiques annoncent la découverte à l’Académie des sciences une semaine après celle des Combarelles, le 23 septembre 1901."

Incroyable ! En trois semaines, deux découvertes majeures de l'art pariétal ont été faites et révélées au public. Et cette fois, Denis Peyrony n'est pas oublié :

« Nous désirons aujourd’hui attirer l’attention sur de véritables peintures à fresque que, sous la conduite de M. Peyrony qui venait de les découvrir, nous avons pu étudier dans la grotte de Font-de-Gaume » (Capitan et Breuil 1901b). A nouveau, un premier inventaire est proposé (77 figures, « presque toutes peintes »). L’étude des deux grottes s’entame rapidement, dès la fin de l’année et la publication de deux mémoires est même annoncée (Capitan et Breuil 1901c). H. Breuil semble toutefois donner la priorité à Font-de-Gaume, sentant sans doute que cette dernière, avec ses représentations polychromes, possède une aura bien plus importante que sa grotte-sœur, dont elle n’est distante que de quelques centaines de mètres. L. Capitan, H. Breuil et D. Peyrony occulteront d’ailleurs complètement Combarelles dans leur avant-propos à la publication de Font-de-Gaume (1910) : « C’est bien la découverte de Font-de-Gaume qui fut le point de départ de tout ce renouveau ».
D. Peyrony devant la grotte de Font-de-Gaume, auteur du cliché inconnu, Musée national de Préhistoire, fonds iconographique D. Peyrony.

Il se trouve que nous avons visité Font-de-Gaume le dimanche matin 22 août, juste avant de revenir en Berry. Quand je m'étais décidé à réserver en juillet, c'était le seul jour possible cette semaine-là, la seule où nous pouvions partir en Dordogne. Ce fut là encore un moment miraculeux, grâce aussi à un guide passionné et enthousiaste : être à proximité du bestiaire magdalénien, avec ces peintures et gravures qui s'animent sous la lumière frisante des lampes, dévoilant leurs lignes puissantes épousant si savamment le relief des parois, fut une émotion rare.

Frise de bisons, Font-de-Gaume

 Autant dire que je n'en ai pas fini avec le magdalénien...

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* Je dois cette visite à l'insistance de Nunki Bartt, dont la description ne me laissa pas d'autre choix que de réserver sur l'heure.

** Il y aurait même écrit son patronyme : « On la visita longtemps sans se douter de ce qu’elle contenait, si bien que M. Peyrony lui-même, quand il débutait dans l’enseignement, y inscrivit son nom sur une belle peinture de bison sans la voir ». La grotte était connue depuis longtemps, et les graffitis du XIXème siècle y sont nombreux.
E. Perrier, « Aux confins du Limousin et du Périgord », Lemouzi, septembre 1913, p.274

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