samedi 16 septembre 2017

# 222/313 - Le blason de Ravenne

Revenons donc à Ravenne. Le 4 novembre 1992, ayant recopié la dédicace d'André Breton dans Nadja, destinée à Jean Palou, je m'avise d'une singulière coïncidence avec un article publié précisément dans le Magazine Littéraire de ce mois-là, dont le dossier central était consacré au philosophe marxiste  Louis Althusser


En ce temps-là, je ne manquais pas un numéro du Magazine Littéraire. Je suis donc allé rechercher l'exemplaire dans la grande malle en bois bleue où je conserve toute la collection. L'article en question était intitulé Le blason de Ravenne. L'auteur, Yann Moulier Boutang, qui avait publié en cette même année 1992 le premier tome d'une biographie d'Althusser, s'y interrogeait sur l'emblème apparu en 1965 sur la jaquette grise du Pour Marx et qui accompagna tous les titres de la collection Théorie, chez Maspero, jusqu'en 1980.

Althusser était le directeur de cette collection et c'est lui qui avait fourni la carte postale du motif original.

Or, rappelez-vous le rêve de Breton : il  parle "d'un oiseau d'un rose qu'on ne voit qu'au dedans de certains coquillages, passant pour la seconde fois tout près de moi en modulant un appel de détresse presque humain, je n'avais aucune peine à l'attraper sous une voûte sans presque qu'il se débattît. C'était un très petit échassier qui, les pattes retenues dans ma main, se tenait très à l'aise les ailes ouvertes, légèrement battantes(...)." [c'est moi qui souligne]
Je relis maintenant l'article, dont je n'ai pas consigné plus de détails dans mon cahier de 1992, et je trouve le récit passionnant. Il s'avère qu'Althusser n'a jamais livré la clé complète de l'énigme. "Chacun a eu dans les années soixante, raconte Boutang, une bribe de vérité, une bribe seulement. Qui savait qu'il s'agissait d'une frise romaine, qui, d'une oie, qui d'un fragment d'une basilique à Ravenne, qui enfin d'un oiseau "copte" très rare. A vingt ans de distance, la collection finie, le nom même de sa maison d'édition appartenant désormais au passé, j'obtins une réponse plus complète lorsque je lui posai la question : l'oiseau provient d'un fragment de mosaïque d'une basilique à Ravenne, détruite par un bombardement allemand lors de la Deuxième Guerre mondiale. Tous mes efforts ultérieurs pour en savoir plus se heurtèrent à un refus gentil doublé d'un sourire. Comme une invitation à chercher. "Je ne t'en dirais pas plus !" Cela fait partie du jeu ! La force d'un emblème est due à la liberté d'interprétation."

Cela veut la peine de suivre le biographe dans l'effort de décryptage de l'emblème, mais auparavant je relève une autre phrase a priori anodine : "Qu'importe l'anecdote du voyage italien du début des années soixante d'où il ramena ce souvenir." Là, Boutang se trompe, car il importe énormément : je me reporte aux repères biographiques du numéro et je lis : Eté 1961. Séjour de Louis Althusser près de Ravenne. Il fait la connaissance de Franca, traductrice italienne de Lévi-Strauss. Il rompt avec Claire."

Cela, je l'avais repéré en 1992. Cette "Franca"ne peut pas ne pas faire penser à Francesca. Là encore, c'est une femme qui est derrière l'emblème de l'oiseau. Et le parallèle avec Francesca de Rimini est encore plus troublant quand on sait que le philosophe a étranglé sa femme Hélène en 1980. Reconnu avoir agi en état de démence, il est interné à Sainte-Anne de novembre 80 à juillet 81. En février, une ordonnance de non-lieu est proclamée et Althusser est placé sous tutelle ; le même mois, Franca Madonia meurt à Paris. Elle avait cinquante-cinq ans.


En novembre 1998, paraissent les Lettres à Franca, 1961-1973, sous l'égide encore de Yann Moulier Boutang, qui indiqua dans L'Humanité  d'alors qu'on était "plutôt dans le registre du roman d'amour, un peu à la manière d'Aragon; il y a à la fois un côté lyrique totalisant  alors qu'Althusser s'est battu toute sa vie contre l'idée de "totalité" en philosophie et le côté emportant, romantique de la passion amoureuse. Cela donne un ensemble bouleversant : avec ces lettres, nous avons accès, en quelque sorte, au laboratoire de fabrication des œuvres et aussi, pour reprendre un mot d'André Breton, au "vide d'une distance prise". A savoir cet écart par rapport à ce que l'on produit soi-même, sachant que cela est daté, qu'un auteur n'est jamais complètement dans ce qu'il fait, etc."

Dois-je insister sur ces citations d'Aragon et de Breton, qui sont autant d'échos aux articles précédant celui-ci ?


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