samedi 2 septembre 2017

# 210/313 - Boire

Vivez si m'en croyez, n'attendez à demain :
Cueillez dès aujourd'hui les roses de la vie.
"La thématique du carpe diem, écrit Jean Starobinski, présuppose d'une part, l'écoulement du jour, d'autre part, le geste de la prise, rapide, ponctuel, qui retient moins le temps lui-même (dont la course est insaisissable) que les êtres et les objets de désir, dans leur floraison encore intacte. Cueillir est le mot qui peut désigner ce geste, selon la métaphore végétale qui se prête le mieux à indiquer la prise de possession. Cueillir c'est combler la main et le regard, dans l'appropriation d'une beauté odorante ; plus passivement, l'instant saisi sera celui du boire ; le plaisir implique la complicité du page-échanson, et l'image anacréontique de la tasse remplie vaut comme métaphore du moment heureux. Un exemple entre plusieurs :
Ne vois-tu pas que le jour se passe ?
Je ne vy point au lendemain.
Page, reverse dans ma tasse,
Que ce grand verre soit tout plain [...].₁"
Boire, boire pour fuir la perspective de sa mort prochaine, c'est la tentation à laquelle s'abandonne un moment Watanabe, le héros de Vivre de Kurosawa. L'acteur qui l'incarne, Takashi Shimura, tenait d'ailleurs le rôle d'un médecin alcoolique dans un film antérieur, L'Ange ivre (1948), septième film de Kurosawa mais considéré par le réalisateur lui-même comme son premier film personnel en ce sens qu’il était pour la première fois préservé de la censure japonaise et parce qu’il avait pu enfin s'entourer des acteurs et techniciens qu'il désirait. La maladie tient dans ce film aussi une place éminente, car  c'est ce médecin bougon, mal embouché, parfois brutal, qui détecte la tuberculose d'un jeune yakusa (joué par l'autre acteur fétiche de Kurosawa, Toshiro Mifune) dans un quartier de Tokyo qui se remet difficilement de la guerre. Au centre de celui-ci, une mare putride joue le rôle du terrain vague insalubre de Vivre. Dans une des scènes du film, Sanada le docteur éloigne sans ménagement les enfants qui jouent autour de la mare.


De même, il ne cessera de lutter pour que Matsunaga le jeune yakusa accepte de se soigner, de sa phtisie et de son alcoolisme, le même mal dont il est atteint. Un combat qui se soldera au bout du compte par un échec, mais qui n'en révèlera pas moins la part d'humanité que le jeune homme portait encore en lui.
Les yakusas, nous les retrouvons dans Vivre, yakusas dont le projet de parc municipal défendu par Watanabe menace les intérêts.


« Arrête avec ça ! Ta vie n’a aucune valeur ? » lui assène le yakuza au visage balafré. Watanabe ne se défend pas, il ne répond pas, il se contente de sourire. Il a passé un cap, sa vie justement a pris un sens nouveau qui lui donne une force irrésistible, si bien qu'aucune menace ne saurait entamer sa détermination. Ce que même les yakusas comprennent obscurément.


C'est encore autour du boire que la seconde partie du film se construit. Car soudain nous quittons Watanabe que la caméra jusque-là avait suivi sans relâche. Une ellipse géniale nous conduit cinq mois plus tard à la cérémonie d'hommage qui a lieu chez lui, en présence de son fils, sa belle-fille, ses collègues et ses chefs. 


Ce bel ordonnancement recueilli va être mis à mal au fil des libations de saké qui vont s'enchaîner, après l'arrivée des mères de famille éplorées qui ont tenu à venir saluer leur "héros", des interventions des uns et des autres apportant leurs points de vue particuliers. Ces ronds-de-cuir que l'on a vus au début du film serviles et cauteleux, insensibles aux demandes des femmes, bien repliés sur leurs tâches monotones, s'enhardissent, l'alcool aidant, à se révolter contre leur lourde bureaucratie. Mais on comprend bien que ce n'est qu'un feu de paille et qu'ils retrouveront bien vite leurs positions soumises. Un homme, un seul, échappe à cette dérive qui vire au grotesque, un homme qui ne crie ni ne boit, et que la fin de Watanabe a ému pourtant en profondeur.


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1. Les Odes, Livre II, t. I, p. 445.

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