"- Je m'appelle Violetta.
Il sursaute :
- Quoi ? Comment dis-tu ?
- Je m'appelle Violetta. Vio-let-ta. Je suis née ici. Mon père est mort il y a longtemps, il était apothicaire, on l'a brûlé pour sorcellerie. Sur cette place que tu connais bien.
Ces noms, ces paroles, ces formules, il lui semble les connaître déjà. Tout se répète. Et cet écho maléfique, ce n'est pas la vie, c'est l’œil de la peste."
Christophe Bataille, Le rêve de Machiavel, Grasset, 2008, p. 155
Toutes les dernières chroniques s'originent, je le rappelle, dans le prêt du livre de Marcelle Bouteiller sur les sorciers et jeteurs de sort. Cela nous a conduits jusqu'à Louis Althusser et Machiavel, en apparence bien loin donc de notre point de départ. Mais voici que l'affaire se boucle sur elle-même, et que soudain je retrouve ce thème initial de la sorcellerie. Trois faits au moins en attestent.
Tout d'abord, le roman de Bataille, qui est hanté par la présence des bûchers. Sorcières prétendues qu'on martyrise et qu'on brûle sur les places des villes. Jeunes femmes livrées au bourreau pour la délectation morbide des foules hystérisées par l'épidémie. Sorcières, oui, et non sorciers, et l'on retrouve là le constat sans appel de Michelet : "Pour un sorcier, dix mille sorcières". Et Jean Palou, dans son Que sais-je ? sur la sorcellerie, confirme : "Le fait est exact".
Michelet - voici mon second exemple - Michelet qui rêve autour du dernier Machiavel aux prises avec la peste, Michelet qui a écrit en 1862 ce livre étrange et flamboyant, La Sorcière, où il réhabilite dans un grand élan lyrique et fiévreux celle qu'il nomme une "réalité chaude et féconde". "La fécondité, étonnamment, écrivait Jacques Le Goff, Michelet la voit surtout dans l'enfantement des sciences modernes par la sorcière. Tandis que les clercs, les scolastiques, s'enlisaient dans ce monde de l'imitation, de l'enflure, de la stérilité, de l'antinature, la sorcière redécouvrait la nature, le corps, l'esprit, la médecine, les sciences naturelles : "Voyez encore le Moyen Age", a déjà dit Michelet dans La Femme (1859), "époque fermée s'il en fut. C'est la Femme, sous le nom de Sorcière, qu a maintenu le grand courant des sciences bénéfiques de la nature..." "(Les Moyen Age de Michelet, in Un autre Moyen Age, Quarto Gallimard, 1999, p. 40)
Au moment où je m'avise de ces collisions, je m'en vais chercher le Journal de Michelet resté à mon chevet. Et je suis saisi d'une sorcellerie du hasard : le marque-pages que j'ai inséré, pas un vrai marque-pages, mais une carte des éditions de Minuit, montre au-dessus du nom de Michelet, La Sorcière de Marie Ndiaye. Je n'y avais jamais fait attention jusque-là, j'en suis resté interdit quelques instants.
Troisième occurrence de la sorcellerie : au bout de l'article de l'historien Étienne Anheim, Le nom Machiavel, qui étudiait le parallèle Boucheron-Bataille, étaient cités les articles du même auteur dans les précédents numéros de cette revue Médiévales. Or, in fine, était mentionné Le diable en procès, Médiévales 44, printemps 2003. Ce numéro thématique est tout entier consacré à la démonologie et à la sorcellerie, et Etienne Anheim en était, avec Martine Ostorero, le maître d’œuvre. Il y a là un ensemble d'études savantes que je n'ai pas encore eu le temps de parcourir avec soin. Je ne citerai ici que la fin de cet article, qui se conclut lui-même sur un extrait d'Archives du Nord de Marguerite Yourcenar :
"Reste à ne pas oublier que derrière les discours érudits, la sorcellerie est avant tout « une histoire qui tue », selon la formule de Georg Modestin. Notre activité d'entomologistes du devenir occidental et notre focalisation sur les sources savantes ne doit pas effacer la réalité sociale de la répression judiciaire, connue par les très nombreuses sources de la pratique concernant la mise en accusation et l'exécution des victimes. Sabbat, sorcellerie, diable et démons sont le fruit de discours savants dont la répétition par les juges et les prédicateurs, à la manière des prophéties auto-réalisatrices, a fini par créer du réel, provoquant la mort d'hommes et de femmes sur les bûchers de l'Occident, et suscitant peut-être d'étranges pratiques dans les campagnes du xve et xvie siècles :
une bonne partie des victimes du Marteau des sorciers [sic] et autres traités rédigés par des démonologues surexcités et lus assidûment par les juges étaient à coup sûr de pauvres hères inoffensifs qui s'étaient attiré l'antipathie des voisins par un air ou des façons bizarres, des quintes d'humeur, le goût de la solitude ou quelque autre caractéristique peu goûtée des gens (...). Mais il faut aussi compter avec ceux qu'une malignité véritable, une vague rancune contre les misères et les brimades subies, un goût décrié ou un besoin inassouvi menaient au sabbat en fait ou en songe. Après les journées passées à biner les champs de navets ou à piocher dans des tourbières, des gueux trouvaient dans le petit groupe dépenaillé, accroupi dans un hallier autour d'un tas de braises, l'équivalent de nos danses redevenues primitives, de nos musiques de grincements et de cris, peut-être de nos fumées et de nos potions hallucinatoires. Ils y satisfont l'instinct de s'agglomérer comme des larves ; ils goûtent la chaleur et la promiscuité des corps, la nudité, interdite ailleurs, le petit frisson ou le petit ricanement de l'ignoble ou de l'illicite. Le reflet des flammes qui joue sur ces misérables ne présage pas seulement la mort patibulaire, toujours préparée pour eux ; ces lueurs viennent du fond d'eux-mêmes, sinon d'un autre monde*."
Ce Marteau des sorcières (Malleus Malificarum) est l'un de ces ouvrages écrits par des clercs, ici les dominicains Henri Institoris et Jacques Sprenger, visant à stigmatiser la sorcellerie et indiquer des moyens de l'exterminer. Michelet, dans La sorcière, parle "d'âneries" et en fait une critique cinglante, pleine d'ironie :
"Cri sincère, cri de la peur, cri lamentable des victimes, des pauvres ensorcelés. Sprenger en est fort touché. Ne croyez pas que ce soit de ces scolastiques insensibles, hommes de sèche abstraction. Il a un cœur. C’est justement pour cela qu’il tue si facilement. Il est pitoyable, plein de charité ! Il a pitié de cette femme éplorée, naguère enceinte, dont la sorcière étouffa l’enfant d’un regard. Il a pitié du pauvre homme dont elle a fait grêler le champ. Il a pitié du mari qui, n’étant nullement sorcier, voit bien que sa femme est sorcière, et la traîne, la corde au cou, à Sprenger, qui la fait brûler.
Avec un homme cruel, on s’en tirerait peut-être ; mais, avec ce bon Sprenger, il n’y a rien à espérer. Trop forte est son humanité ; on est brûlé sans remède, ou bien il faut bien de l’adresse, une grande présence d’esprit"Ce Marteau des sorcières, on en retrouve enfin la trace dans le roman de Bataille, au tout début :
"Comme la nuit vient, Machiavel écarte les roseaux et voit qu'il est seul. C'est l'heure. Il s'ébroue et se met en chemin. Ne pas réfléchir, marcher jusqu'au matin puis se jeter dans un fossé et attendre. Il ne compte plus les jours. Bientôt c'est un déluge tiède bordé de saules. Machiavel marche sans rien voir. Il se récite à voix haute le Marteau des sorcières. La peste ravive, la peste libère. Soudain il tombe sur une forme pâle : une fillette le visage plongé dans la boue. Il s'agenouille et observe sans les toucher sa nuque, ses cheveux noirs, sa robe de toile, ses jambes nues. Puis l'enfant semble bouger, sa main cherche dans la terre, non, c'est la pluie, c'est le diable."
* M. Yourcenar, Archives du Nord, Paris, 1991, p. 990.
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