mercredi 13 septembre 2017

# 219/313 - Dans les nuits d'août

"Pourquoi un "roman" ne serait-il pas le journal d'une journée de quelqu'un ?
Ce serait cet enchaînement incohérent  et pourtant enchaînement de substitutions de moments et phases bien différents qui constitue - mais pour un certain regard - de temps à autre - une journée de nous - qu'il faudrait d'abord étudier abstraitement."

Paul Valéry, Cahiers (1943)

Au terme de son étude sur le jour, Jean Starobinski élargit sa perspective en montrant des exemples  de la persistance en littérature de l'attention à ce cadre temporel, "donnée structurante à laquelle les romanciers du XXe siècle ont recouru avec insistance. Parmi les oeuvres marquantes, il suffira de mentionner : Ulysse de James Joyce, Mrs Dalloway de Virginia Woolf, La Mort de Virgile de Hermann Broch, Une journée d'Ivan Denissovitch de Soljenitsyne. Il faudrait y ajouter une quantité considérables de films. L'important n'est pas d'en dresser la liste exhaustive, mais de constater que la forme du jour, pour des raisons qui ne tiennent pas toutes à la mémoire culturelle, se prête, et souvent de manière inattendue, à un retour du sacré." Il cite ensuite W.H. Auden, Paul Valéry, Saint-John Perse, Bonnefoy, Jaccottet, en somme rien que des poètes. De fait, c'est sur une fonction possible de la poésie qu'il conclut :
"On l'a souvent remarqué : le surgissement, l'illumination soudaine sont la manifestation première du sacré (lequel demande aussitôt à être fixé dans l'inscription, la statue, la règle, etc.). Le fil du temps quotidien tisse largement la trame de lumière et d'ombre qui attend d'être découpée en heures (lesquelles, dans les personnifications tardives de l'Antiquité, sont autant d'apparitions féminines successives). De surcroît cette trame est aussi le fond sur lequel peut s'enlever, dans sa fulgurance ou dans sa pointe angoissée, un instant de plus haute vérité. Accueillir cet instant de vérité, lui prêter une voix : si telle était aujourd'hui la tâche que s'assigne la poésie, elle aurait fonction, dans un monde profane, d'être la gardienne du sacré." (La Beauté du monde, p.475)
Jean Starobinski
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Dans Présence de Ravenne, l'étrange histoire de Jean Palou, il est bel et bien question "d'apparition féminine". Ce ne sont pas les Heures de l'Antiquité, mais ce sont bien en un sens des divinités qui se manifestent ou se dérobent à l'écrivain. Car ce n'est pas seulement Francesca de Rimini qui surgit dans la nuit de Ravenne, même si cet épisode est le plus saillant du récit. Relisons attentivement : tout commence à Venise où, "perdu dans le dédale de cette ville multiple", Palou voit, "derrière une grille de fer forgé, une femme de pierre debout près d'une vasque". Le lendemain, il ne parvient pas à retrouver cet "être marmoréen" qui lui est "plus sensible que les chairs bronzées du Lido".
Deuxième apparition, à Ravenne : "Nous eûmes juste le temps, avant le dîner, d'aller regarder, très vite, dans une pénombre poussiéreuse, la Theodora de mon enfance qui me déçut dans sa robe étroite et dans on corps trop droit."
Après le repas, il pense à "Garibaldi et à Anita, la maîtresse passionnée".
Et enfin, au cœur de la nuit, voici, entièrement drapé de rouge, la tête disparaissant sous le capuchon rouge lui aussi, Francesca de Rimini, assassinée avec son amant, par son mari, avec qui il a une "brève étreinte, assez ardente, mais incomplète."
Femmes plurielles, comme dans la dédicace d'André Breton : "C'était un très petit échassier qui, les pattes retenues dans ma main, se tenait très à l'aise les ailes ouvertes, légèrement battantes comme celles du vase qu'on voit derrière la Fée aux griffons de Gustave Moreau, Francesca, la dame au sein nu du tableau mystérieux, une autre qui me tient à cœur et que je crois être en train de perdre ? Ou toutes les trois à la fois."

Je retourne à mon cahier de 1992, où j'avais en quelque sorte résumé les principaux éléments de l'histoire et noté en regard que juste avant d'aller à la Bibliothèque Municipale de La Châtre pour photocopier le texte, je lisais Août 14, de Soljenitsyne, premier noeud (tome) du roman La Roue rouge.

Or, outre que les deux récits tournent autour du mois d'août, ce qui n'est pas une coïncidence bien convaincante, il y a surtout que l'un des personnages principaux de ce roman monumental (où Soljenitsyne rend compte de la bataille de Tanneberg, si funeste pour le camp russe), le colonel Georges Vorotyntsev est plongé dans un rêve qui fait écho de manière troublante à l'histoire de Ravenne :
"(...) Et comme par enchantement, il se retrouva dans une pièce, pas celle-ci, une autre ; les coins n'en étaient pas moins éclairés, une lumière avare venait on ne sait d'où et n'éclairait que l'endroit qu'il fallait d'elle. N'éclairait d'elle que le visage et la poitrine.
C'était elle, c'était bien elle ! il la reconnut tout de suite, ne l'ayant de sa vie jamais vue ! Il n'en revenait pas de l'avoir trouvée si vite. Cela semblait presque impossible à accomplir. Jamais ils ne s'étaient vus, et pourtant, s'étant reconnus tout de suite, ils s'étaient précipités l'un vers l'autre, s'étaient pris par les coudes.''
(...) En un clin d’œil, sans qu'il sût comment, le lit était fait et eux, déshabillés. Ils étaient allongés, très étroitement joints, et il y avait, les submergeant, la joie infinie de s'être trouvés, de n'avoir plus jamais rien ni personne à chercher.
... Mais voilà que ça tonnait, sifflait, faisait voler les vitres en éclats ! Georges se réveilla, n'ayant pas encore la force de remuer la tête. Les vitres n'avaient pas volé en éclats mais les premiers obus allemands tombaient tout près. Dans la pièce se répandait le gris de l'aube. Il ferma les yeux de nouveau." (pp. 189-190, c'est moi qui souligne)
De même, Jean Palou assure qu'il fut "tout de suite absolument certain que c'était Francesca de Rimini qui se trouvait dans ma chambre". D'autres coïncidences ont été notées ce même jour autour de Ravenne, que nous allons déplier au fil des jours qui viennent. Coïncidences que je consigne donc ici vingt-cinq ans plus tard. Curieux bouclage temporel.

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