"Et il y eut un jour et il y eut une nuit."
L'étude de la journée, comme lieu de manifestation du sacré, se prolonge chez Jean Starobinski avec "Le Jour sacré et le jour profane", paru dans la revue Diogène, 1989, n°146, p. 3-20, repris dans La beauté du monde, Quarto/Gallimard, 2016. Si l'on connaît bien l'opposition entre le dimanche et les autres jours de la semaine, les manuels de piété n'en rappellent pas moins que "les heures du jour ordinaire se rapportent à des événements de l'histoire sainte plus particulièrement commémorés, à date fixe ou mobile, en cours d'année. Le jour ordinaire peut donc être considéré comme un miroir de l'année entière. La cloche du matin salue, dans le lever du soleil, un emblème de Noël."
Jean-Claude Schmitt, dans sa magnifique étude Les rythmes au Moyen Age (Gallimard, 2016), présente la première page d'un psautier des plus précieux : le Psautier de Blanche de Castille, mère de Louis IX :
Psautier de Blanche de Castille, bibl. de L'Arsenal, ms. 1186 (vers 1220) |
"Installé exactement sur l'axe vertical et central de la miniature, l'astronome, écrit Schmitt, vise les étoiles avec son astrolabe afin de connaître l'heure, le moment opportun de chaque chose." Ce sens du mot heure a précédé le sens actuel d'unité de durée égal à soixante minutes. Vers 1050, heure désigne un point situé dans le temps, un moment, sens que l'on retrouve encore dans certaines locutions, tutes ures "à tout moment"(XIIe s.), aujourd'hui à toute heure. Le Dictionnaire historique de la Langue française, d'Alain Rey, signale de bone heure signifiant (v. 1050), "sans doute sous l'influence de heur (-> heur), " à un moment favorable" ; la locution devient a bone hore (fin XIIe s.) puis, à la fin du XIVe s., à la bonne heure " à propos", à quoi s'oppose encore à l'époque classique, à la male heure." Mais Claudel en fait encore usage dans son théâtre : Ô cruelle Violaine! désir de mon âme, tu
m'as trahi! Ô détestable jardin! ô amour inutile et méconnu! jardin à la
male heure planté! (Claudel, Annonce,1912, IV, 5, p. 98). Ce mot heure n'est sans doute pas pour rien un des mots les plus riches en significations de notre langue.
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C'est à une heure qu'on dit souvent indue, autrement dit une heure où il ne convient pas de faire certaines choses, une heure où l'on devrait dormir, que ce jeune couple désespéré se retrouve sur un banc de Tokyo dans Vivre.
Me frappe sur ce photogramme la poubelle à la droite du couple. Trash. Rappelons que nous sommes dans le Japon encore occupé d'après-guerre, fortement influencé par la culture américaine (autre exemple, la musique jazz des cabarets découverts par Watanabe dans son errance nocturne).
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"Le souvenir est un début de présence qui se forme en nous, écrit Jean-François Billeter. Le néant interrompt ce déroulement, cette interruption provoque une sidération. J'ai trouvé un moyen de l'éviter : accepter le souvenir naissant comme une forme de présence, sans y ajouter l'idée d'absence." (Une autre Aurélia, p. 19)
Ceci vient en écho à une forte parole de Gabriel de Azambuja : "Parler à "nos" morts signifie qu'ils sont ici, qu'on a su leur donner un lieu où l'on passe de temps en temps, où on leur parle. On a pu circonscrire un lieu d'accueil en soi-même, que l'on appelle souvenir. Le souvenir c'est la manière qu'on a trouvée de ramener ses morts." (Où étiez-vous, p. 98)
Le 16 novembre 2014, deux ans après la mort de sa femme Wen, J.-F. Billeter écrit encore : "Pourquoi me plaindre de son absence alors que le souvenir est une présence imaginaire de même nature que sa présence en moi quand j'étais près d'elle ?"
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Je retrouve avec curiosité le nom de Maurice Garçon dans le livre de Marcelle Bouteiller. Avocat célèbre, Maître Garçon écrivit, en collaboration avec le psychiatre Jean Vinchon, un livre sur le Diable en 1926 (Le Diable, Étude historique, critique et médicale, Gallimard). Or, c'est aussi l'auteur d'un remarquable Journal dont j'ai lu tout récemment l'édition en poche des années 1939 à 1945, chez Perrin/Tempus. "Ce journal inédit couvre, parfois heure par heure, la guerre, la défaite, l'Occupation et la Libération. (...) Maurice Garçon connaît tout le monde. Toute une galerie de personnalités défile dans ces pages, avocats, magistrats, écrivains, peintres, comédiens, éditeurs." (Quatrième de couverture).
Ils ne sont ni sorciers, ni jeteurs de sorts, les hommes que Maurice Garçon décrit de sa plume souvent féroce, mais leur noirceur éclate plus souvent que celle des pauvres bougres désignés ainsi dans les campagnes. Exemple entre cent, 15 juin 1943 :
"Crainte des bourgeois, peur de perdre son bien ! J'ai déjeuné aujourd'hui avec les Tharaud chez madame Fayard, veuve de l'éditeur. Magnifique déjeuner dans un somptueux décor de l'avenue de Tokyo. Les denrées les plus rares encombraient la table. Poissons frais, cuisse de chevreuil, fruits de la terre promise.La conversation est tombée sur les événements actuels. Et voilà que madame Fayard nous a vanté l'Allemagne, dit ses espoirs, exprimé sa satisfaction de voir l'Europe bien défendue. Tout ce qui nous manque, elle l'impute non pas à l'avidité des vainqueurs mais au blocus anglo-saxon. Elle traite de traîtres nos soldats d'Afrique et se réjouit que la conscription actuelle envoie nos enfants en Allemagne où ils pourront fraterniser avec nos futurs amis et alliés.Les Tharaud s'exaltent, la secouent, rien n'y fait et nous sommes sur le point de partir pendant le café.Et sous ces discours, madame Fayard ne cache pas sa pensée secrète. Elle a peur que le communisme dérange sa petite vie oisive, riche et inutile." (p. 729-730)
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