jeudi 7 septembre 2017

# 214/313 - Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

Je reviens à Jean Starobinski, et à son étude sur Jour sacré et jour profane. Il note que le paradigme de "l'ordre du jour" religieux "a connu une longue survie dans la littérature européenne. (...) Au XIXe siècle, et jusqu'à nos jours, les textes ne manquent pas où se manifeste un écho persistant, et parfois une nostalgie avouée de l'ancienne scansion religieuse de la journée." Et il prend Baudelaire comme exemple même de poète de la ville n'hésitant pas à y faire appel dans "les situations de désarroi." C'est bien parce qu'il était parfaitement familier avec cette tradition (son père n'avait-il pas été prêtre ?), ainsi qu'avec le latin du bréviaire, comme en témoigne Franciscae meae laudes (Les Fleurs du mal), "qu'il a pu pratiquer, en tant d'occasions, le renversement satanique et proclamer sa sympathie pour les renégats et les blasphémateurs."


La chanteuse Juliette , dans une belle interprétation de Franciscae meae laudes (2005).

Dans ce poème, Baudelaire fait un usage profane et sensuel du latin pour tisser un éloge vibrant à la femme. Regardons juste les deux premiers tercets :

Franciscae meae laudes
Novis te cantabo chordis,
O novelletum quod ludis
In solitudine cordis.
Esto sertis implicata,
O femina delicata,
Per quam solvuntur peccata!


Louanges en l’honneur de ma Françoise


Sur un mode nouveau je te chanterai,
O mignonne qui t’ébats
Dans la solitude de mon cœur.

Sois couverte de guirlandes;
O femme exquise
Grâce à qui sont absous les péchés!


Le lexique religieux est subverti : les péchés sont absous grâce à la femme, considérée habituellement sinon comme pécheresse, au moins comme source et cause des péchés...

Et pourtant, le même Baudelaire, pour lutter contre ses angoisses et ses rêves terrifiants, se prescrit parfois les mêmes rituels qui gouvernaient l'existence monastique, prière et travail, Ora et labora
Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice.
*
(...) L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
Est soufflée, est morte à jamais !
Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge
Les martyrs d'un chemin mauvais !
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?
Dis, connais-tu l'irrémissible ?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
A qui notre coeur sert de cible ?
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ? (...)

Baudelaire, L'Irréparable 

Baudelaire n'est venu qu'une fois en Berry, à Châteauroux, pour y prendre, s'il m'en souvient bien, la rédaction en chef d'un journal, Le Représentant de l'Indre. Accompagné d'une demoiselle qu'il tenta de faire passer pour sa femme, il fit scandale et repartit très vite (l'anecdote fut l'objet d'une pièce écrite par François Raoul-Duval, Les Paroles dorées, que nous lûmes au théâtre Maurice Sand de La Châtre, avec la compagnie Théatralacs, emmenée par mon ami Jean-Claude Moreau.)

Il n'est donc pas resté assez longtemps pour enquêter sur les sorciers du Berry... 
J'en arrive à mon sujet principal : le livre de Marcelle Bouteiller, qui m'a quelque peu déçu. Elle reprend par exemple la chronique des procès en sorcellerie de Marlou dans le Sancerrois, en 1582. La description est très complète mais l'analyse est succincte.
Je me suis alors souvenu que je détenais les livres de quelqu'un qui avait beaucoup étudié la sorcellerie, au point d'écrire sur la question un Que sais-je ? (première édition en 1957). Cet historien, sociologue, écrivain s'appelait Jean Palou.


Il se trouve que ce Jean Palou (1917-1967) avait une résidence secondaire aux Mollets, commune de Sazeray. Après sa mort, une fondation fut créée par sa femme Christiane et quelques amis, la plupart universitaires, qui publia plusieurs œuvres encore inédites, dont celle-ci :


En reparcourant rapidement le livre, je suis tombé page 102 sur cette appréciation peu flatteuse du travail de M. Bouteiller :
"Madame Marcelle Bouteiller, avec le confusionnisme mental et le constant souci d'inexactitude qui la caractérisent, peut ainsi écrire : "Ce châtiment (la transformation de l'homme en loup) s'appelle en Poitou, "courir la galipote"(44) ou "avoir le brut", et en Berry, "courir el brou"(45)"
Les deux appels de notes sont ceux-ci :
(44) Gulipote ou plutôt ganipote (cani pedes, pieds de chien, selon l'abbé Nogues, op. cit.). Il ne semble pas que cette croyance de l'Aunis, de la Saintonge et même du Poitou, ait un rapport quelconque avec la lycanthropie. Il s'agirait bien plutôt d'un de ces animaux fantastiques qui, la nuit, se font porter sur les épaules des gens attardés ou égarés. Mais Madame Bouteiller n'en est pas à une approximation près !
(45) Marcelle BOUTEILLER : Sorciers et jeteurs de sorts, Paris, 1958, pp. 139-140. Voir sur ce très mauvais livre dont le titre est faux, puisque l'auteur ne traite exclusivement que de la Sorcellerie en Berry, notre compte rendu in "Initiation et Science", 1960.
Une exécution en règle... 

Aucun commentaire: