samedi 23 septembre 2017

# 228/313 - Mon âme est restée dans ses noirs vêtements

Je n'en avais pas fini avec Machiavel. Au matin du 14 septembre, un livre attirait mon attention depuis son rayonnage. Il s'était tenu peinard de longues années mais il avait décidé ce jour-là de prendre un peu l'air : c'était Le rêve de Machiavel, de Christophe Bataille. A l'intérieur un petit papier de ma grande fille Pauline : "Joyeux anniversaire papa ! Une histoire dans l'Histoire, à l'époque des bûchers et de la peste." Tours, 20 novembre 2008. Le bouquin avait paru cette année-là, année de ses dix-huit ans. Je ne sais pourquoi elle l'avait choisi : l'auteur m'était inconnu, et à l'époque je ne portais pas attention à Machiavel, mais elle avait frappé juste. L'intrigue était sommaire, cela n'avait pas grand chose à voir avec un roman historique, mais ce récit halluciné d'un Machiavel en fin de vie, errant dans les villes dévastées par la peste, avait une certaine puissance.

Et puis, en faisant des recherches sur le livre, voici que je tombe sur un article de la revue en ligne Médiévales écrit par l'historien Étienne Anheim, qui commence par cette phrase :
"Le hasard, qui gouverne un peu plus de la moitié de nos actions, a mis sur les étals des librairies de l’automne 2008 deux livres voisins, voire cousins, Léonard et Machiavel de l’historien Patrick Boucheron et Le rêve de Machiavel du romancier Christophe Bataille."
Le hasard, dans sa gouvernance ironique, nous reconduit donc sur Patrick Boucheron, cité ici avant-hier. L'auteur traite encore une fois de Machiavel, preuve qu'il ne s'agit point chez lui d'une passion fugace.


Compte tenu de la prééminence du thème féminin dans l'investigation menée ici depuis Présence à Ravenne, on ne sera pas étonné de lire sous la plume d'Etienne Anheim que "Le prétexte de Bataille est le dernier amour de Machiavel tel qu’il est rêvé par Michelet dans le tome VIII de son Histoire de France (Réforme, 1508-1547)" même s'il précise qu'en "réalité, cet argument ne tient qu’une place limitée dans le livre. Point de départ de l’auteur peut-être, l’épisode est relégué dans le dernier tiers de l’ouvrage, tandis que dans les deux premiers, Machiavel vagabonde en compagnie de la peste et de la mort dans la Toscane de 1527.

Michelet lui-même s'appuyait sur un passage de La description de la peste de Florence de 1527, rédigé par Machiavel quelques semaines avant sa mort :
" Machiavel évoque sa découverte, parmi les tombeaux, "d'une jeune femme pâle et affligée, couverte d'habits de deuil et étendue sur la terre. Des larmes amères sillonnaient ses belles joues, et tantôt elle arrachait ses cheveux noirs ou se frappait le sein et le visage". Il approche. Malade, elle se couvre la tête de son vêtement. " Ce geste accrut le désir que j'avais de la connaître." Il se propose de la raccompagner chez elle, mais elle pleure, gémit, s'effondre. "L'agitation de son sein était le seul signe de vie qu'elle donnât. Alarmé de son état, je la délaçai, bien que ses vêtements ne fussent pas très serrés. Je ne négligeai aucun moyen pour lui faire reprendre ses esprits. Je fis si bien qu'elle rouvrit enfin les yeux et exhala un soupir brûlant." Enfin, il parvient à la reconduire chez elle.
Plus tard, priant dans une église, il fait une nouvelle rencontre qui semble un rêve. "La nuit était déjà presque venue lorsque j'aperçus une jeune et belle dame en habit de veuve. Assise sur les marches de la chapelle voisine, elle s'appuyait comme une personne accablée de douleurs. Jamais je n'ai vu une créature aussi parfaitement belle ni dont les charmes n'eussent un attrait plus vif." Se pensant malade, contaminée par son mari mort de la peste, elle écarte Machiavel. "Ses paroles, sa voix, ses manières et le soin qu'elle prenait de ma santé émurent tellement mon coeur que je me serais précipité dans le feu pour elle." Ils parlent. S'observent. Machiavel se dévoile : "Quoique jusqu'à présent je n'aie pas été enclin à prendre de compagne, votre gracieuse beauté et vos chagrins m'ont tellement touché que je suis disposé à m'unir à vous." Et il la suit chez elle, "où elle renferma mon pauvre coeur avec elle." (pp. 139-140)
Christophe Bataille écrit ensuite que "le grand Michelet raconte ses deux rencontres en un rêve échevelé et sensuel, "l'idylle de la peste". " Voici le passage en question :
«Sur les tombes qui entourent l’église, il trouve une jeune femme échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte; il console, interroge. Elle répond, s’épanche, elle conte en paroles hardies (les morts n’ont peur de rien), en lamentations effrénées, les joies conjugales qu’elle n’aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délace et desserre, “quoiqu’elle ne fût pas très serrée”. Elle revient alors, et jure qu’elle n’a plus souci d’elle, de mœurs ni de pudeur. Là-dessus, un sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs secrets. C’est l’horreur sur l’horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle, il trouve, sous de longs vêtements, une admirable veuve. Suit la description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau sensuel, triste, qui sent le vieillard et l’effort. Cupidon, Vénus, les Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre funéraire où siège cette idole de mort. Machiavel près d’elle essaye son éloquence. Il n’en faut pas beaucoup. Elle est tout d’abord consolée. La différence d’âge qu’il avoue ne l’arrête guère. La fortune qu’il prétend avoir, les soins et l’amitié, c’est tout ce qu’il faut à la belle. Elle se laisse tout doucement ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: “Mon cœur, dit Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ses noirs vêtements”. Sa vie y reste aussi, un mois ou deux après il meurt.»
Jules Michelet, par Thomas Couture

Bataille écrit qu'il a choisi de donner vie au rêve de Michelet, un peu plus loin, il dit : "Michelet rêve. A mon tour je rêve son rêve." Michelet, en épousant en 1849 Athénaïs Mialaret, vingt-huit ans plus jeune que lui, ne rééditait-il pas le geste de Machiavel ? 
Finissons sur cette admirable dernière phrase de Machiavel citée par Michelet : “Mon cœur est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ses noirs vêtements.” Si l'on prend le texte donné par Wikisource, on s'aperçoit qu'elle est en fait une réécriture :
"Ne vous imaginez pas pour cela que je la laissai toute seule : je la suivis, au contraire, jusque chez elle, où elle renferma mon pauvre cœur avec elle. Resté seul après avoir joui d'une société aussi aimable et aussi charmante, pour ne point m'écarter du plan que j'avais formé, je hâtai mes pas, et je me dirigeai vers l'église de San-Lorenzo, où j'étais habitué à voir celle qui avait joui de la fleur de mes beaux ans ; mais la nouvelle impression que je venais de recevoir était si forte, que, semblable à ceux qui ont bu les eaux du Léthé, je perdis la mémoire de toutes les autres femmes, quelque belles qu'elles fussent. Toutes mes pensées étaient restées enveloppées dans ces vêtements de deuil autour desquels je croyais voir à chaque instant tourner ce moine hypocrite et importun, et la jalousie s'était emparée de mon esprit au point que je ne pouvais penser à autre chose."(Traduction, Jean-Vincent Périès, c'est moi qui souligne)
On voit que les deux parties de la phrase sont extrapolées  du texte originel. Michelet condense avec génie deux notations de Machiavel.

Le soir même, Pauline m'appelait : elle avait passé brillamment la soutenance de son mémoire et donc obtenu son master d'études théâtrales.

Aucun commentaire: