lundi 13 janvier 2020

Rencontres avec des hommes remarquables

"Je devais voir une dernière fois, au mois d'août 1967, Madame Hubersen."
Patrick Modiano, Souvenirs dormants, Gallimard, 2017, p. 65.

Une autre raison du vif intérêt que j'ai porté à ce petit roman de Modiano, c'est la perspective mémorielle, ce retour en arrière vers les années soixante. De 2017 à 1967, il y a un demi-siècle tout juste. Et même si ses souvenirs ne se cantonnent pas à l'année 1967, loin de là, il emploie souvent ces deux mots de "cinquante ans", ainsi page 35 :
"Un soir, elle a posé un ouvrage sur le canapé rouge entre Geneviève Dalame et moi, dont le titre était Rencontres avec des hommes remarquables. Ce titre et ce mot, "rencontres" me font  brusquement réfléchir, aujourd'hui, après plus de cinquante ans, à un détail qui, jusque-là, ne m'était jamais venu à l'esprit."
Incidemment, l'auteur de ce livre, il ne le citera que quelques pages plus loin : Georges Ivanovitch Gurdjieff, "maître spirituel" écrit-il entre guillemets, dont  les parents de l'un de ses camarades, alors qu'il était en pension en Haute-Savoie, étaient les disciples. Il me semble que c'est la première fois que Modiano le cite nommément. Auparavant, si j'en crois le site du Réseau-Modiano, il s'en était seulement inspiré pour deux personnages: le docteur Bode dans la troisième nouvelle du livre Des inconnues (1999), puis le docteur Bouvière dans Accident nocturne (2003). Un extrait d'un entretien au Nouvel Obs est cité à l'appui :
« Pour les deux, j’ai pensé à Gurdjieff. Autour de ses livres, de sa pensée, remis au goût du jour par le New Age, gravitaient dans les années 1960 des gens vraiment bizarres qui prétendaient détenir la vérité.
C’est l’époque où j’étais en pension en Haute-Savoie. On m’avait raconté que, dans la montagne et les sanatoriums de Praz-sur-Arly, s’étaient retrouvés autrefois des écrivains vulnérables comme Jacques Daumal [il s'agit en réalité de René Daumal] et Luc Dietrich, qui étaient très influencés par la spiritualité et l’ésotérisme selon Gurdjieff. J’étais frappé par le fait que ses disciples étaient souvent recrutés chez des intellectuels qui se trouvaient dans un état physique désespéré.
Après la guerre, de gens comme Louis Pauwels et Jean-François Revel se sont encore réclamés de cet homme, dont il ne faut pas oublier qu’il est tout de même responsable de la mort, en 1923, de Katherine Mansfield. »
(extrait d’un entretien au "Nouvel Observateur", 2 octobre 2003).


Cela n'est pas sans écho à ma propre existence, car dans les années 80 j'ai rencontré un garçon, qui devait être juste un peu plus vieux que moi, et qui faisait partie de l'un de ces groupes Gurdjieff qu'évoque Modiano. Christian B. lisait à l'époque Fragments d'un enseignement inconnu, de Piotr Ouspensky, récit de huit années de travail  auprès de Gurdjieff, une des entrées les plus connues dans la pensée du maître, simplement désigné par G. tout au long du livre. A vrai dire, je ne sais pas s'il avait déjà rejoint le groupe au moment de notre rencontre, mais en tout cas, il n'avait pas tardé à le faire car je l'ai retrouvé de loin en loin (il habitait ordinairement en région parisienne) et il me donnait quelques aperçus de son expérience. Et encore ce mot "aperçus" est-il un peu trompeur car je n'ai aucun souvenir détaillé d'une conversation quelconque, je sais juste qu'il était question de Gurdjieff. Bien sûr, l'homme étant mort en octobre 1949, les groupes en question étaient animés par des disciples, en l'occurrence le sien devait être dirigé par une certaine Hélène Fleury, elle-même continuatrice de Madame de Salzmann. Jeanne Matignon de Salzmann, née Jeanne Allemand à Reims en 1889, qui a droit à une bien courte notice dans Wikipedia, mais heureusement j'ai sous la main la biographie de Gurdjieff par James Moore (Seuil, 1999), qui n'est pas avare de détails biographiques sur celle qui avait épousé Alexandre de Salzmann en 1911, alors qu'elle étudiait la danse à l'Institut de gymnastique rythmique d'Emile-Jacques Dalcroze, à Hellerau. Alexandre, peintre, décorateur d'origine balte, rencontra Gurdjieff  à Pâques de l'année 1919, à Tbilissi en Géorgie, alors que le pays était une république social-démocrate dirigée par les mencheviks. Il serait trop long de développer l'histoire des relations du couple avec le fameux gourou, allons directement au terminus :
"Au moment de sa mort, le 25 mai 1990, Jeanne de Salzmann, âgée de cent un ans, avait créé, ainsi que Gurdjieff le lui avait demandé, un véritable noyau et consolidé (d'ordinaire sous le nom de Fondations ou de Sociétés Gurdjieff) plusieurs centres d'études importants à Londres, à Paris, à New York, en Californie, à Caracas, à Sydney et ailleurs. [...] La grande majorité des élèves survivants de Gurdjieff ont du reste reconnu - la chose est éloquente - la prééminence de Jeanne de Salzmann, et ont poursuivi leurs recherches dans ce cadre précis."
James Moore, Gurdjieff, Seuil, 1999, p. 415-416.

Pour en revenir à Rencontres avec des hommes remarquables, il faut savoir qu'il a donné lieu à un film de Peter Brook, sorti en 1979, dont le scénario a été établi par Brook lui-même accompagné par Jeanne de Salzmann, qui signe aussi les chorégraphies.

Je songe seulement maintenant qu'elle était toujours vivante au moment où nous évoquions Gurdjieff avec Christian B., et qu'il avait donc eu une chance de la rencontrer s'il avait fréquenté un groupe. Je ne le saurais pas car nous nous sommes complètement perdus de vue. Cependant un de mes meilleurs amis avait lui aussi, je ne sais plus comment, rejoint le groupe d'Hélène Fleury, laquelle décéda peu après son arrivée. Il me semble bien qu'il lui arriva de croiser Christian B, mais celui-ci disparut assez vite du groupe (si j'en crois encore une fois cet autre ami, qui m'a toujours prévenu par ailleurs qu'il ne pouvait pas tout raconter de ce qui se passait dans ces rencontres qui avaient lieu en Bretagne ou en région parisienne. Non pas, si j'ai bien compris, parce qu'on s'y adonnerait à de louches activités, mais parce que la publicité, le seul fait de tenir récit nuirait au rayonnement spirituel (je ne suis pas certain qu'il approuverait cette façon de parler). A l'heure actuelle, toujours est-il que le bougre en fait toujours partie.
Je reviens à Modiano, et à ce demi-siècle de distance entre l'écriture et le réel du souvenir. Autre extrait, pages 61-62 :
"Et soudain, j'ai eu la certitude que le nom "Madame Hubersen" était lié à celui de Madeleine Péraud. En effet, elle nous avait emmenés, Geneviève Dalame et moi, à plusieurs reprises, chez cette Madame Hubersen, qui habitait un appartement dans une des grandes avenues des quartiers de l'ouest - une avenue dont j'hésite à écrire le nom aujourd'hui, comme si un détail trop précis pouvait encore me nuire, près de cinquante ans plus tard, et provoquer ce qu'on appelle un "supplément d'enquête", concernant une "affaire" où j'aurais été impliqué."
Curieusement, c'est encore de danse qu'il va être question : de cette Madame Hubersen, Modiano écrit qu'apparemment, elle connaissait beaucoup de monde dans ce milieu : "Elle nous avait entraînés un soir, très loin, au bord du bassin de la Villette, chez un homme dont elle nous disait qu'il organisait, chaque année à la même date, une fête en l'honneur des danseuses et des danseurs. Là, dans un minuscule appartement, j'avais été étonné  de voir réunies ces étoiles de ballets que j'admirais à l'époque, parmi lesquels une jeune danseuse de l'Opéra qui, par la suite, est devenue carmélite."


C'est à la page suivante que l'on retrouve la phrase que j'ai mise en exergue : "Je devais voir une dernière fois, au mois d'août 1967, Madame Hubersen." C'est à cet endroit précis que se loge un autre écho personnel. J'avais travaillé les jours précédents sur le roman policier écrit en 2017, publié chaque dimanche de chaque semaine sur le site des Tasons. Polar qui était l'un des éléments du projet Heptalmanach :
#2     Parallèlement, s'imposa un autre désir d'écriture : reprendre, sur le vénérable site des Tasons, avec l'an nouveau, une nouvelle série de fictions brèves du dimanche, sur le modèle de la fiction 1913 qui m'avait occupé pendant toute l'année 2013. Un cahier des charges de taille modeste avait régi les 52 épisodes, ordonné autour d'un certain nombre de personnages récurrents et d'une référence obligatoire à l'actualité du jour précis, un siècle avant le dimanche de publication.

Il se trouve que ce polar, qui se déroule donc tout entier pendant l'année 1967, et que j'ai longtemps désigné du seul nom Fiction-1967, est en bonne voie pour être édité. Tout n'est pas ficelé encore mais j'ai bon espoir. Pour cela, j'ai revu le texte, l'ai modifié très légèrement, et je lui ai donné un véritable titre, Barbe-Bleue ne passe pas le dimanche (rien ne dit encore qu'il sera accepté par l'éditeur).

C'était donc là aussi un retour en arrière de cinquante ans.



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