Dans le poème de Frédéric Forte, toujours au chant 3, il reste une dernière référence au Pays de Galles : c'est ici même sur le gazon du bowling / green de Menai Bridge que l'oncle d'Alan serait / mort me dit Z. en plein milieu d'une partie.
Le Menai Bridge est un pont suspendu qui permet de franchir le détroit de la Menai, bras de mer séparant l'île d'Anglesey du comté de Gwynedd. Inauguré en 1826, il est considéré comme le premier des grands ponts suspendus modernes.
Ceci étant dit, je dois préciser que m'échappe complètement le sens de l'anecdote insérée dans la strophe : qui est Alan ? qui était l'oncle d'Alan ? qui est Z. ? Toujours est-il que nous retrouvons avec ce bowling green* la thématique du jeu apparue avec la citation de L'Anatomie de la mélancolie de Robert Burton.
Il est curieux que ce Menai Bridge, près duquel mourut donc l'oncle d'Alan, soit associé justement à des funérailles, et pas n'importe lesquelles, des funérailles royales. En effet, les membres de la famille royale d'Angleterre ont reçu un nom de code correspondant à un pont, déclencheur d'un protocole que l'on activera au moment des funérailles. Quand l'un d'entre eux meurt, et en particulier le souverain, il est aussitôt remplacé par un autre sur le trône. Quant il s’agit d’un héritier ou d’un autre membre de la famille, il est remplacé dans l’ordre de succession, ce qui s’accompagne le plus souvent d’un transfert de titres, de fonctions ou de responsabilités. Le pont symbolise donc la transition entre deux règnes ou deux héritiers. Ainsi la reine Elizabeth porte le nom de code d’Opération London Bridge. Les funérailles du duc d’Édimbourg se sont déroulées sous le nom de code d’Opération Forth Bridge (pont situé en Écosse). ** Charles, le prince de Galles, porte donc le nom de code d’Opération Menai Bridge.
En ayant en somme terminé avec le poème de FF, je cherche le passage avec le Saisir de Jean-Christophe Bailly : le pont de Barmouth sur la photo de couverture n'en tiendrait-il pas lieu ? C'est qu'il est loin d'être anodin : il s'agit en réalité d'un long viaduc de bois de 900 mètres de long, dont la construction fut achevée en 1867 pour permettre aux Cambrian Railways d’acheminer passagers et marchandises le long de la côte, entre Pwllheli et Machynlleth.
Barmouth bridge |
Ce pont de bois affleure justement dans un passage du chapitre introducteur aux quatre aventures, où Bailly cherche à cerner ce qui façonne ce qu'on peut appeler un pays, ici le pays dit de Galles :
"Certes, il y a d'autres mines de charbon que celles de ces vallées étroites descendant presque jusqu'à la mer, d'autres teintes de fougère que celles des collines de Brecon Beacons, d'autres forteresses médiévales que celles, quasi intactes et très impressionnantes, de Pembroke et de Caernarfon, d'autres estuaires que celui de la Mawddach que, sur un pont de bois semblant raser les eaux, franchissent les trains de la Cambrian Line, ou celui du Tâf, le long duquel existe toujours la petite maison blanche qu'habita Dylan Thomas, d'autres gares perdues que celle de Llandridod Wells, d'autres canaux que celui qui passe à Llangollen et ainsi de suite, mais voilà, entre tous ces lieux existe une connivence d'autant plus forte qu'elle est au fond discrète. Ce mystère de la tonalité locale, qui se divise infiniment à l'intérieur de lui-même, filtrant continûment ses secrets via des chemins perdus, on l'éprouve avec joie, imperceptiblement d'abord puis de façon de plus en plus nette, et c'est lui qui fait le prix des voyages, si du moins ils doivent bien être, comme je le pense, l’expérience par laquelle on laisse persister en soi la résonance de lieux qu'on n'avait encore jamais vus et qui répondent à l'imagination comme de stricts et pertinents échos." (pp. 25-26, c'est moi qui souligne)
"Ainsi sont les pays, et cela contribue à former leur style : des pelotes où les destinations lointaines, départs et retours mêlés, s'enchevêtrent aux fils peut-être plus solides tirés par ceux qui restent, mais aussi aux filages effilochés formés par ceux qui ne font que passer. Réseau de nœuds inextricable et toujours se formant, somme infaisable ou toujours en cours qui renferme des dépôts cristallisés et émet des oscillations indécises."(p. 24)***
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* Bowling green que les Français traduisirent en boulingrin, désignant ainsi une pièce de gazon entouré le plus souvent de bordures : "Je marchai vers le château, rappelant mon courage; mais sur le seuil de la longue antichambre qui menait du boulingrin au perron, en traversant la maison, l'abbé Birotteau m'arrêta." Balzac, Le Lys dans la vallée,1836. Le mot est déjà présent chez Mme de Sévigné.
** « Forth Bridge is down » : c'est par ce code que le Premier ministre Boris Johnson a été prévenu du décès du duc.
*** Je retourne à l'essai Le Dépaysement, et je n'ai pas besoin d'aller loin : l'incipit développe la même image de la pelote enchevêtrée :
"Le sujet de ce livre est la France. Le but est de comprendre ce que ce mot désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il désigne quelque chose qui, par définition, n’existerait pas ailleurs, du moins pas ainsi, pas de cette façon-là. Mon idée fut que pour m'approcher de la pelote de signes enchevêtrés mais souvent divergents formée par la géographie et l'histoire, par les paysages et les gens, le plus simple tait d'aller voir sur place, autrement dit de visiter ou de revisiter le pays." (p. 7, c'est moi qui souligne)
Par ailleurs, la phrase suivante développait déjà l'idée de cristallisation visible dans Saisir :
"La matière de ce livre, ce sont donc d'abord des incursions que j'ai faites en divers lieux du territoire, choisis en règle générale parce qu'ils faisaient trembler le motif, soit qu'ils m'aient semblé incarner des points de cristallisation de la forme nationale interne, soit au contraire parce qu'ils étaient sur des bords."
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