lundi 16 août 2021

Dans la géométrie du coeur

"On trouve ici, très rarement en basse montagne, plus fréquemment à mesure que l'on monte, une pierre limpide et d'une extrême dureté, sphérique et de grosseur variable, - un véritable cristal, mais, cas extraordinaire et inconnu sur le reste de la planète, un cristal courbe ! On l'appelle, dans le français de Port-des-Singes, péradam."

René Daumal, Le Mont Analogue, Imaginaire/Gallimard, p. 116. 

Dernière chronique avant une pause estivale d'au moins une semaine. On ne sera pas surpris que j'y creuse le même sillon, au risque de la monotonie, mais il me semble que je doive aller jusqu'au bout dans l'inventaire des résonances qu'a provoquées l'émergence du Mont Analogue de René Daumal. Le dernier article a été publié avant le sixième et dernier épisode de la série d'été proposée par Auréliano Tonet dans Le Monde. Titré « Le Mont Analogue », un puits de science et de prescience, il s'attarde cette fois sur le versant scientifique de l’œuvre : "Prisé par de nombreux savants, le roman inachevé de René Daumal ne se contente pas de vulgariser les théories d’Albert Einstein sur la relativité. En décrivant la fragilité du vivant, il anticipe la crise écologique." Et c'est une sorte de sentiment de confirmation que j'éprouvai à retrouver le dessin de Daumal que je venais d'insérer dans ce dernier article :


Le Mont Analogue dessiné par René Daumal dans son roman publié en 1952. Extrait du livre « Les Monts Analogues de René Daumal » (Editions Gallimard), sous la direction de Boris Bergmann, à paraître le 14 octobre.


"Située en plein Pacifique, la montagne mystérieuse décrite par Daumal se dérobe aux regards, camouflée par une « coque d’espace courbe ». Daniel Parrochia y voit une intuition « pas si absurde » : « Selon des recherches récentes en optique, il serait possible, en courbant la lumière avec des méta matériaux et des lentilles spéciales, de créer des sphères d’invisibilité », avance l’épistémologue de 69 ans. Lui s’est penché sur Le Mont Analogue durant l’écriture du Cas du K2 (Le Corridor bleu, 2010), un ouvrage qui confronte mathématiques et alpinisme. « Il existe une analogie entre résoudre une équation et escalader une montagne. Cela, Daumal le pressent. »"
Le texte de présentation de cet essai (que je découvre à cette occasion) se réfère explicitement à Daumal :

"(...) Au fil de ce voyage au Karakoram (l’un des plus grands massifs montagneux de la planète avec l’Himalaya et ses glaciers), il [l'auteur] en vient à s’interroger sur ce noble projet occidental, naguère encore défendu par Nietzsche ou par Daumal, mais auquel on a visiblement renoncé – qui consistait à chercher à s’élever : dans la pensée comme dans la vie.

Avec les forces fondamentales de la nature et la variabilité astronomique du climat, le cas du K2, montagne-limite et à peine accessible, est alors emblématique de ce qui échappe ou nous dépasse, dans la grande inversion de valeurs qui caractérise l’époque actuelle. "

Un peu plus loin, un nom me fait signe : "Enfant de la Grande Guerre, c’est « un esprit cartésien qui entend dépasser le cartésianisme », selon son biographe Jean-Philippe de Tonnac." En effet, Jean-Philippe de Tonnac a publié en 1998 chez Grasset René Daumal, l'archange.


Or, le nom de Jean-Philippe de Tonnac, qui m'était encore inconnu la semaine dernière, avait surgi à la lecture des Lettres à une jeune poétesse, de Rainer Maria Rilke (Bouquins, 2021), dont je venais d'apprendre la récente parution en lisant le dernier numéro du Flotoir de Florence Trocmé - et que j'empruntai quelques jours plus tard en le découvrant au rayon des nouveautés à la médiathèque Equinoxe (où il faut à présent passer la douane en présentant un pass sanitaire, ce qui n'a fait qu'amplifier l'aspect désertique du lieu, où il y a désormais plus d'employés que de lecteurs). La postface de Jeanne Wagneur et Alexandre Pateau, les éditeurs et traducteurs de cette correspondance jusque-là ignorée du public français, était précédée de ces mots : "Nous dédions  ce livre à notre ami Jean-Philippe de Tonnac." Dans le corps du texte, on pouvait aussi lire : "Ce livre qui s'achève ici est né sous le signe d'une constellation bienveillante : c'est Jean-Philippe de Tonnac, merveilleux écrivain et amoureux de l’œuvre de Rilke, qui nous a réunis et fut tout au long de ce projet, pour reprendre l'image chère à Rilke, "un guide secourable dans la géométrie du cœur"(...)"

Je suis tout à fait d'accord avec Florence Trocmé sur le peu de pertinence du titre, qui veut jouer bien évidemment sur le parallèle avec les célèbres Lettres à un jeune poète :

"Je déteste ce titre, très marketing, pas du tout de Rilke, bien sûr et je ne me fais pas à ce mot de « poétesse ». J’eus infiniment préféré Correspondance avec Anita Forrer. C’est une toute jeune fille, 17, 18 ans qui prend l’initiative d’écrire une lettre à Rainer Maria Rilke, après l’avoir entendu dans une lecture publique. Non seulement il va lui répondre, mais il va devenir un véritable maître pour elle, avec une attention, une intelligence, une humanité qui sont confondantes. Lui le grand Rilke, elle cette petite jeune fille inconnue, qui a des velléités de poésie (sur lesquelles il sera très clair !) et qui lui ouvre son cœur, sur toutes sortes de questions de son évolution, de son apprentissage de la vie.
C’est un livre de vie, comme il en est sans doute peu et plutôt que de jalouser Anita Forrer, il faut célébrer la chance de pouvoir lire ces lettres magnifiques et de pouvoir s’en approprier le contenu. « Malgré les préoccupations qui l’étouffent, Rilke parvient à combler aussi bien les gens qui l’entourent que ses correspondants les plus lointains, en leur prodiguant les somptueux dons qu’il tire de sa capacité de perception et d’expression ; ainsi enrichit-il ces êtres de sa présence, par la tendre force de son empathie humaine et les splendeurs de son verbe », écrit Jean Rudolf von Salis, dans un livre de 1952, sur les années suisses de Rilke, inédit en français."


Plusieurs lettres d'Anita Forrer furent envoyées de Zurich, où vivaient sa sœur et son beau-frère. Et c'est avec Zurich que je voudrais clore ce papier, en un dernier écho.

A l'ouverture de Firefox, je contemple la page d'accueil de Bing, le moteur de Microsoft, que je n'utilise que très peu, mais j'aime bien la photo qui s'affiche, chaque jour renouvelée. Or, la page d'hier, donc du 15 août, s'ouvrait sur un lido du lac de Zurich, une piscine publique à ciel ouvert, en l'occurrence celle du Strandbad Tiefenbrunnen. Prise en vue aérienne, elle ne manqua pas de me rappeler furieusement le dessin de l'anneau de courbure de Daumal :


 Le texte qui accompagnait se terminait d'ailleurs sur l'évocation des montagnes (n'oublions pas que le sous-titre du Mont Analogue est Roman d'aventures alpines, non euclidiennes et symboliquement authentiques ) :

"Et bien sûr, comme nous sommes en Suisse, nous ne sommes jamais loin des montagnes : d’ici, par temps clair, on peut aisément admirer les somptueux sommets enneigés des Alpes. Un vrai délice Suisse."


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