lundi 27 septembre 2021

L'écho du lac

 « Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages."

Agnès Varda, Les Plages (documentaire), 2008.*

Troisième et dernier article consacré à Nevermore, de Cécile Wajsbrot. Il sera question cette fois d'un motif unique, qui ne traverse pas tout le roman à l'instar de Virginia Woolf et des cloches. Non, il s'agit d'un thème qui surgit au mitan exact du livre, au chapitre IV : "Les rives d'un lac ont quelque chose d'apaisant et de triste, un sentiment de nostalgie né du calme des eaux, peut-être, de la légère ondulation qui les parcourt, une sorte de mouvement stagnant dont on se demande ce qu'il recèle." Et elle enchaîne directement sur l'évocation des Enfers antiques, dont l'une des entrées était le lac Averne*, un lac volcanique situé près de Naples, dont Turner peignit pas moins de trois versions, avec Énée et la Sybille de Cumes.

Énée et la Sibylle, Lac Averne Turner, 1798 Tate Britain, Londres

Cécile Wajsbrot cite le passage correspondant du chant VI de l'Enéide : "Il y avait une caverne profonde, monstrueusement taillée dans le roc en une vaste ouverture, défendue par un lac noir et par les ténèbres des bois. Nul oiseau ne pouvait impunément se frayer un chemin dans les airs au-dessus d'elle, tant étaient impures les exhalaisons qui, sortant  de ces gorges noirâtres, s'élevaient vers la voûte du ciel."* Elle aurait pu citer aussi le chant IV des Géorgiques du même Virgile, où Orphée, remontant des Enfers, se retourne sur Eurydice et la perd à jamais :"Sur-le-champ tout son effort s'écroula, et son pacte avec le cruel tyran fut rompu, et trois fois un bruit éclatant se fit entendre aux étangs de l'Averne."

Ce drame mythologique lui fait songer alors à ce lac qui se trouvait en bordure du camp de Ravensbrück, qui, plus que les monuments et leurs colonnes, plus que les photographies, les témoignages et le visage des survivants, avait provoqué une angoisse tout au long de la visite. Le lac, "tout près, son aspect paisible, la monstruosité de cette paix, si proche des exhalaisons impures qui sortaient de ces gorges noirâtres. Même si, m'étais-je dit à l'époque, c'était au bord d'un lac, aussi, qu'avait eu lieu la réunion décidant de la solution finale." 

Le 20 janvier 1942, c'est en effet à Berlin près du lac de Wannsee, dans la villa Marlier, que se déroula la conférence dite de Wannsee, réunissant quinze hauts responsables du Troisième Reich pour mettre au point l'organisation administrative, technique et économique de la « solution finale de la question juive ».

Si ce thème du lac m'a particulièrement touché, c'est aussi parce que j'avais commencé la lecture du second livre de Kapka Kassabova, L'écho du lac, sous-titré Guerre et paix à travers les Balkans. J'ai déjà rendu compte ici de l'admirable Lisière, qui explorait les massifs montagneux à la frontière turco-bulgare, avec toutes les tragédies de l'histoire qui s'y étaient inscrites au fil du temps. Dans ce nouvel opus, l'écrivaine, née à Sofia en 1973 et résidant aujourd'hui dans les Highlands écossaises, revient aux sources de son histoire familiale, sur les rives des lacs Ohrid et Prespa, les plus anciens lacs d'Europe, sans doute vieux de trois millions d'années. Dans la présentation de son livre, elle explique que son instinct la poussait "vers les paysages qui résonnaient du carillon de la nature et de la culture, les deux. À une époque où la monoculture –à la fois dans la sphère agricole et dans l’arène politique –menace de nous diminuer, une force irrésistible m’incitait à explorer des géographies qui se révélaient des écosystèmes à part entière, humains et non humains." Et elle poursuit ainsi :

"Lisière et L’Écho du lac ont tout simplement adopté la forme de ces écosystèmes. Des voix, des expériences sensorielles, des événements, des rêves et des échos imprègnent le récit à la manière de la sève dans un arbre. Un auteur français, un jésuite dont le nom m’échappe, a un jour affirmé que les lieux hantés étaient les seuls où les humains puissent vivre. Les lieux hantés sont les seuls sur lesquels je puisse écrire. Ce sont les lacs, les montagnes transfrontalières, les psychés des peuples meurtris par les frontières et les mensonges (ce qui revient au même), mais recelant aussi une kyrielle de secrets pas encore recueillis susceptibles de nous redonner foi en l’humanité, telle une source dont le murmure nous parvient, quelque part dans les bois, puis guide nos pas jusqu’à elle."


Un troisième auteur me remontait en mémoire avec l'image du lac, c'était Adalbert Stifter, dont j'avais trouvé à Bourges, au début juillet, Les grands bois, dans la collection L'imaginaire. Stifter, un autre auteur cher à mon cœur, et dont la lecture avait justement croisé une étude de Cécile Wajsbrot, l'une des parties d'un cours  donné entre octobre 2014 et février 2015 à la Freie Universität de Berlin autour de la façon dont la littérature abordait les questions climatiques.

Dans ce drame médiéval, l'intrigue compte moins que la description des paysages. De même que Kapka Kossabova  arpente une région située entre Macédoine du Nord, Grèce et Albanie, Stifter place immédiatement le cadre de son roman dans une forêt, "à ce carrefour de frontières où le pays de Bohême, l'Autriche et la Bavière se rencontrent." Il y conduit son lecteur en lui indiquant les repères avec la plus grande précision : "La barrière est cette haute muraille de forêts dont nous avons parlé, à l'endroit où elle oblique vers le nord ; c'est donc vers elle que nous irons. Mais notre but proprement dit est un lac qu'elle abrite aux deux tiers de sa hauteur." Nous sommes alors transportés à sa suite à travers des "gorges sauvages et crevassés, uniquement formées d'une terre noirâtre, sombre couche mortuaire d'une végétation millénaire" où l'on ne relève "aucune trace d'une main humaine, un silence vierge." Et puis, après avoir croisé le ruisseau venu du lac, après une heure de marche, "on pénètre sous un couvert épais de jeunes sapins, puis, sortant du noir velours où leurs troncs se pressent, on se trouve au bord des eaux du lac, plus noires encore." Et le narrateur de l'histoire, double de Stifter, de préciser aussitôt qu'un sentiment de profonde solitude s'est toujours emparé de lui chaque fois que, cédant à son cœur, il est monté "vers ce lac de légende."

Henri Thomas, traducteur des Grands Bois, indique dans sa préface que les plus longs voyages de Stifter furent Munich et Trieste, "bords extrêmes de la monarchie austro-hongroise", et que "les forêts de la Moldau lui sont une source suffisante de renouveau et d'inconnu".

"A défaut du luxe et du confort qui lui manqueront toujours, il aura l'idée, le rêve d'un confort qui font penser au Domaine d'Arnheim imaginé vers la même époque par Edgar Poe."

Le Domaine d'Arnheim, Magritte, 1962

Revenons, pour finir, à Nevermore. La narratrice écrit qu'elle dérive, "au bord des lacs, loin des lacs, cet été, la philosophe Ágnes Heller, qui passait ses vacances au bord du lac Balaton, avait nagé un jour et n'était pas revenue." Elle venait de fêter ses 90 ans. "On avait le choix, écrit Cécile Wajsbrot, entre la fatigue, le malaise - mais l'examen médical n'avait pas révélé de trace - et le choix volontaire. Bien sûr les circonstances de sa mort n'étaient pas l'essentiel, au regard des textes écrits, des discours prononcés, du combat contre la dictature, mais elles complétaient l'image d'une vie vouée à la liberté et on ne pouvait s'empêcher de penser que cette liberté, elle l'avait exercée jusqu'au dernier moment." (p. 111)

Et elle ne parlera pas plus des lacs, mais la photo de couverture du livre n'est sans doute pas pour rien une photo du lac Balaton.


 

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* Citée par Kapka Kassabova

** Le nom Averne dérive du grec άορνος  (sans oiseau).

2 commentaires:

Doc a dit…

En revisitant des lieux frontaliers et des hommes, tel qu’on peut le lire dans « Lisière », Kapka Kassabova a créé un «pays » d’une instabilité qui vit de l’inconséquence de nations. Est-il moins ou plus dangereux qu’un autre pays ? Les nations ne créent-elles pas leurs lots de frayeurs ? N’ont-elles pas tendance même à les cultiver par moments ? Que l’autrice utilise le terme « écosystème» pour cerner ses sujets rentre dans une logique d’acceptation du réel. La pensée de philosophes et anthropologues, Philippe Descola et Bruno Latour, par exemple, s’attache à casser des catégories disparates pour en montrer une sous trame de réalité continue plutôt que discontinue, pour révéler ce que les frontières cachent. Les rapports humains-non humains sont aussi la matière littéraire par excellence, ce que l’on savait, mais la capacité de la modernité politique à s’en emparer nous fait trembler. Ce qui fait, Patrick, qu'on a la belle envie de lire ce deuxième ouvrage de K Kassabova.

Patrick Bléron a dit…

Merci, Doc. Oui, je conseille sans réserve ce second opus traduit en français, comme Lisière, il est puissant et douloureux.